Art brut, art des fous... les icônes de Jean-Christophe

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Art brut, art des fous... les icônes de Jean-Christophe

Jean-Christophe A., son nom s'écrit de sa main sur toutes ces images : mon petit frère suicidé, schizophrène mal soigné par l'hôpital psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux, vivant en reclus dans son studio de la résidence Compostelle de Pessac.

A réalisé ces dessins lors de ses séjours en hôpital, pendant des ateliers d'art-thérapie. Mon frère avait toujours aimé dessiner, bien plus doué que nous deux, ceux qui restent, mon autre frère et moi.

Il n'a dessiné ici que des visages féminins, ses propres "icônes" ou stars personnelles, Debbie Harry-Blondie, Aliénor d'Aquitaine - il adorait sa région, et aussi notre mère, et notre grand-mère la terrible Colette. Se les ait appropriées de cette façon, lui l'homme sans petite amie, sans amis tout court, sans attaches. Resté un enfant avec famille pour seul repère, réduite à une série de noms de gens pas vus depuis des années. Sauf Maman. Christophe, avec pour tout lien au monde sa "maman". Mère nourricière et mortifère, pauvre vieille Lily complètement dépassée, et pas aidée.

Celle qu'il disait "attendre", interpellé à la gare de Libourne par un agent de la SNCF intrigué par son comportement inquiétant, s'approchant trop près des voies de chemin de fer. "J'attends ma maman qui doit arriver du train de Paris", avait-il expliqué avant de disparaître de la vue du contrôleur persuadé d'avoir eu affaire à un dérangé, du genre qui parle encore de sa "maman", du haut de ses 45 ans et de sa barbe hirsute de semi-clochard.

Cette réflexion comique de ma mère, devant cette révélation au commissariat de Libourne des minutes de sa mort : "Ton frère, il a toujours été menteur". Plus facile pour elle de s'agripper à ce constat que d'imaginer Christophe descendre sur la voie pour attendre le TGV qui n'allait pas manquer de le dézinguer.

J'ai retrouvé ses dessins dans une pochette cartonnée des Nouvelles Galeries, dans le capharnaüm de Pessac J'ai longtemps cru qu'elles avaient disparu à la suite du déménagement des pauvres affaires de mon frère à la maison-mère, le capharnaüm de Libourne.

Sur ces dessins, son nom apparaît partout, accolé à ceux de saints, de rois, du Christ etc. Signe de son délire mégalomaniaque, lui classé schizophrène paranoïaque, mais traces de lui quand même. Son nom écrit partout : se nommer, écrire son identité, l'acte fondateur qui fait preuve de sa place dans le monde. La dénomination récurrente pour éloigner quelque peu le chaos, tenter de maîtriser quelque chose.

Son nom pour le sauver de l'oubli. JC superstar. Pardonne-moi pour tout, pour ne pas t'avoir tenu la main, qui dessinait si bien. J'adore ses dessins.

J'ai photographié ces grandes feuilles de papier canson deux à deux, posées sur le bureau en bois de ma chambre. C'est une table en chêne massif, il n'en fallait pas tant pour supporter le poids du corps mort de papa, cancéreux ne pesant plus que 35 kg, ramené après son décès dans son bureau, sur son bureau. J'ai vu tout ça par le trou de la serrure du bureau, tous ces adultes de ma famille affairés et consternés, autour du cadavre de Papa enfin revenu chez lui. M'emplir les yeux de l'effroi de son pyjama rayé de détenu des camps ; et éloigner mes deux petits frères venus voir ce que je faisais pétrifiée derrière la porte du couloir. "Les enfants sont là !" a dit quelqu'un. On nous avait écartés, je devais garder mes petits frères, j'avais 10 ans.

Les dessins de Christophe sont revenus. Il n'en faisait pas cas, ne dessinait plus. Pourtant, tout au long de sa scolarité, il aura eu de bonnes notes en arts plastiques, on disait "dessin". Il a continué à peindre un peu, puis ses facultés cognitives baissant, la passivité et l'enfermement ont pris le dessus.

Pourtant, les couleurs vives en aplats sont gaies, et les visages des femmes s'offrent sans fard. Mais leur manque à toutes le sourire. Moi non plus je ne l'ai pas trop.

Mise au point : ce message de mon frère, l'autre, le petit David, à qui j'ai envoyé le lien vers cet article, qui me rappelle que "je dispose toujours d'un frère vivant et attentionné", et qui me suggère d'intituler cette rubrique ou catégorie "Frères", au pluriel. Dont acte.

Lui réponds que "j'espère surtout mon Davidou ne pas t'avoir froissé avec ce "frère" au singulier ; il était si singulier d'ailleurs... c'est juste un hommage à sa personne disparue, je lui assure une postérité numérique, moi qui n'ai rien su être pour lui de son vivant".

David me répond ce beau message, poignant de tout l'amour qu'il ne peut pas nous dire de vive voix, empêché par sa pudeur, l'éloignement physique ou la mort :

Chère Sophie,

En ce mois de février 2016 ou notre frère aurait eu bientôt 50 ans (la semaine prochaine), c'est juste de lui rendre hommage, et de penser à lui qui n'a pas eu la vie qu'il espérait et qu'il méritait : une vie trop courte Je pense à lui à et à notre famille. Ton blog a effectivement suscité mon étonnement : j'avais disparu de la case "frère". Mon "frère" si singulier apparaissait vivant (le mort saisit le vif) dans ce bel hommage mérité. En fait j'étais - je suis - sans doute un absent et moins présent depuis 1996 et les 20 ans avec ma femme, la naissance de mes enfants - qui me voient peu. Je me suis éloigné de Paris, n'ai pas honoré tous les RV familiaux dans le Sud-Ouest ou les Deux-Sêvres, c'est sans doute ce qui fait que Christophe apparait plus vivant - avec sa postérité numérique et l'hommage que tu lui rends - que moi - qui apparais un peu mort, monomaniaque du travail - tu m'avais adressé un mail sur ce thème. J'ai été - je suis - soumis à cette addiction au travail quand d'autres sont addicts à d'autres drogues, et beaucoup moins disponible. Le blog m'a ainsi renvoyé à mon absence symbolique et physique... J'aspire à exister non seulement dans ton blog, mais dans le monde réel ! Grosses Bises David

Petit frêre vivant et attentionné dont je dispose, partageons encore de bons moments, en espérant que notre Christophe nous regarde, et se marre là où il est.

Ta grande soeur qui t'aime aussi, qui vous aime tous les deux

Art brut, art des fous... les icônes de Jean-Christophe
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Van Gogh, le suicidé de la société / Antonin Artaud, chez la République des lettres en 2023, citation éditeur : "En découvrant l'exposition de 1946 au palais de l'Orangerie, Antonin Artaud fut littéralement "happé" par ce qu'il nomme «… ces feux d'artifice, ces épiphanies atmosphériques…» (voir p. 27). Plus loin (p. 29) il écrit : «… ce qui me frappe le plus dans Van Gogh, le plus peintre de tous les peintres et qui, sans aller plus loin que ce qu'on appelle et qui est la peinture, sans sortir du tube, du pinceau, du cadrage du motif et de la toile pour recourir à l'anecdote, au récit, au drame, à l'action imagée, à la beauté intrinsèque du sujet ou de l'objet, est arrivé à passionner la nature et les objets de telle sorte que tel fabuleux conte d'Edgar Poe, d'Herman Melville, de Nathaniel Hawthorne, de Gérard de Nerval, d'Achim Arnim ou d'Hoffmann, n'en dit pas plus long sur le plan psychologique et dramatique que ses toiles de quatre sous, …/…» Un bougeoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée, un livre sur le fauteuil, et voilà le drame éclairé. Qui va entrer? Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme? Mais par-delà l'aspect artistique, Artaud va mener dans son texte-brûlot une charge implacable contre la psychiatrie asilaire et les psychiatres mis en cause pour une pratique répressive au service du pouvoir politique.

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