Pauvre petite Ana, prise dans la Toile du passé
OSKAR
(Court métrage)
Anouk Bloch-Henry :
Dans la toile du passé. 2018
ISBN 979-10-214-0593-6 : 8 EUR
- A partir de 9 ans
Ana s’apprête à passer l’été chez ses grand-parents, Jep et Jem. Elle adore apprendre une foule de petites choses avec eux et passer du temps en leur compagnie. Jep est un peu poète, avec ses lunettes aux verres désassortis : l’un rond, l’autre carré. Toujours prêt à lui « faire le portrait d’un oiseau » en récitant du Prévert, il refuse cependant de parler de son passé, alors qu’il a une mémoire prodigieuse… Mais Ana n’a plus envie qu’on lui raconte des histoires, même si quand « on croit aux choses, elles finissent par arriver ». L’heure du passage à l’âge adulte serait-il arrivée pour elle, qui n’a plus envie d’« accepter les choses comme on les lui avait toujours dites » et cesse de croire les adultes, même ceux qu’elle aime le plus ? Malheureusement, c’est aussi le moment où la mort s’apprête à venir chercher son grand-père, « sous le simple prétexte qu’il était vieux ! ». Il fait une crise cardiaque, puis en réchappe. Ana tombe malade à son tour lors de ses visites à l’hôpital « où les morts doivent patienter longtemps dans la salle d’attente, et c’est toujours ça de gagné ». « Elle restait excessivement triste, comme si une porte ouverte allait l’engloutir aussi ». Le roman, toujours narré d’une voix douce et grave, prend alors une tournure résolument fantastique, voire allégorique. Les médecins ne comprennent pas le mal d’Anna, dont la chemise de nuit se décolore, passant du rouge cerise au rose pâle, et perdant les feuilles imprimées sur le coton, qui tombent recroquevillées au sol. Cette irruption du fantastique, qui pourrait évoquer l’univers étrange, absurde et poétique de l’Arrache cœur de Boris Vian, où l’héroïne Chloé se mettait à vivre son corps de l’intérieur, n’est pas employée par hasard. Les images utilisées par l’auteur pour expliquer ce qui se passe à l’intérieur du corps de la fillette malade font vite sens, sous la fantaisie apparente. Le service d’arachnologie à l’hôpital est formel, tout un réseau de toiles d’araignées a envahi le corps d’Ana, qui ne peut plus dormir la nuit tellement elle entend le cliquetis des aiguilles de l’araignée qui tricote son fil, en forme de croix gammée. Clic clac, ce bruit est celui des bottes des nazis qui sont entrés un matin dans la maison de son grand-père quand il était enfant, emmenant ses parents et sa petite sœur Hannah (Grand-père s’était fâché quand les parents d’Ana avaient voulu l’appeler ainsi., personne ne savait pourquoi). Tout ça, Ana ne le sait pas encore mais elle le porte au fond d’elle-même. Ces souvenirs terribles, qui sont passés comme par magie dans le corps d’Ana et la font souffrir elle aussi, sont toujours sont refoulés et occultés par son grand-père : incapable de parler de son passé terrible à sa petite fille, il s’applique juste à « remuscler son cœur » au service cardiologie, en racontant à son kiné ses moments de bonheur passés. Moments de grâce et de fantaisie, Jep et Ana jouent aux petits-chevaux, puis partent en promenade avec eux avant de rentrer à l’écurie. S’il avoue à sa petite fille qu’il a déjà vu la mort pendant son enfance, Jep ne répond pas aux questions qu’elle lui pose, choisissant toujours l’humour. « Son grand-père n’était pas aussi génial qu’elle l’avait cru, ses clowneries ne l’amusaient plus ». Si Jep va mieux, Ana va de plus en plus mal.
Une nuit Ana rencontre elle aussi la mort, qui lui confie une mission. Pour se sauver elle même et délivrer son grand-père de ses fantômes, Ana va effectuer un voyage fantastique, onirique et chirurgical à la fois, en s’introduisant dans le vieux corps malade de son grand-père. Une remontée dans le temps pas de tout repos, par les organes et les tuyaux, pour atteindre les secrets de son grand père. Elle trouvera tout au fond du cœur de celui-ci le petit garçon tremblant et traqué qu’il a été, et tous les trois se réconcilieront, juste avant la mort de Jep. Ana elle est sauvée de la toile du passé qui l’étouffait, elle a retrouvé son histoire familiale, la vie peut triompher.
Un roman fantastique sensible et poétique, qui peut déconcerter par son aspect métaphorique et psychanalytique appuyé. S’il contient de jolies pages sur la poésie, « les poètes sont des gens spéciaux, parce qu’ils y croient », il dit aussi que pour être heureux et avancer, il faut communiquer. L’usage de la poésie et toute l’imagination possible n’y suffisent pas. C’est toute la question de la transmission des leçons de l’histoire aux futures générations, celle de la Shoah ici. Et au-delà, celle de toutes les histoires familiales,. Une bibliographie en fin d’ouvrage confirme le positionnement de l’auteur. Anouk Bloch-Henry a été pour écrire ce roman par les titres « Secrets de famille », de Serge Tisseron, et « Enfants de survivants », de Nathalie Zadje. Son petit roman s’ouvre sur une citation d’Anne Ancelin-Schützenberger, dans « Aïe mes aïeux » : « Notre vie est un roman. Vous, moi, nous vivons prisonniers d’une invisible toile d’araignée, dont nous sommes aussi l’un des maîtres d’œuvre. Si nous apprenions à voir ces répétitions et ces coïncidences, l’existence de chacun deviendrait plus claire, plus sensible à ce que nous sommes, à ce que nous devrions être ».
Ce thème grave, celui des secrets de famille portés à travers des générations de manière inconsciente et douloureuse et qui peuvent entraver la vie, est traité ici de manière délicate et sensible. Le fantastique risque pourtant de déconcerter les jeunes lecteurs, qui risquent de se perdre dans ce dédale. Une petite fille passe dans le corps de son grand père, traverse le temps, passe aux frontières de la mort. Des notions très abstraites, ici décrites charnellement et concrètement, même si rien n’est à prendre au pied de la lettre. Les enfants sauront-ils entrer dans ce livre qui multiplie les pistes de lecture, abordant tout autant les thèmes déjà bien sérieux de la maladie et de la peur de la mort que celui de la Shoah. Cette fable sensible ne manque pourtant pas de grâce, qui réussit à traiter en quelques pages autant de sujets graves, en restant relativement légère .
Un coeur façon graffiti street art vu à Paris, des couleurs et des lignes comme le labyrinthe de celui de Jep