Albertine disparue (dans les arbres)

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Ma fugue dans les arbres

Ma fugue dans les arbres

Ma fugue dans les arbres / Alexandre Chardin

chez Magnard Jeunesse

 

A partir de 9/10 ans

Albertine vit avec son père, son petit frère et celui qu'ils appellent « Nours », le gentil nounou qui veille sur eux depuis la mort de leur mère quand ils étaient tout petits. Tous les quatre (ou presque, car le papa est très occupé et s'absente souvent de la maison) habitent dans le grand manoir qui appartient à la famille depuis des siècles, planté au milieu d’un parc sinistre et vide. Le père d'Albertine est un homme intransigeant et triste qui ne se remet pas de la mort de sa femme et laisse à Nours le soin de s’occuper de ses enfants, avec lesquels il a du mal à communiquer. Ceux-ci doivent obéir à des règles très strictes : ne pas aller jouer dans la nature, jamais. D’ailleurs, il n’y pas un seul arbre dans le jardin, et c’est interdit d’aller se promener dans la forêt toute proche. Les aime-t-il seulement ce père si distant, ses deux enfants, à venir les embrasser seulement dans le noir, sur la pointe des pieds, quand ils font semblant de dormir ?

De tempérament volcanique et emporté, Albertine n’épargne guère ses proches, à commencer par son petit frère, qui lui voue pourtant une admiration sans borne. Elle lui joue des tours et en fait aussi voir de toutes les couleurs au patient Nours, qui leur fait la cuisine et leur apprend le piano (arrêtant la leçon quand il pense que Chopin s'est suffisamment retourné dans sa tombe pour la journée). Une vraie peste, cette Albertine ! Ramasser toutes les limaces pour qu’elles dévorent les légumes que Nours fait pousser au jardin, pour qu’il arrête de leur donner des légumes à manger, c’était son idée à elle... Beaucoup d’amour entre ces trois là tout de même, Sylvain adore sa grande sœur intrépide qui ose tout, et Nours lui pardonne tout.  Mais si Albertine a tant de sautes d'humeur, c'est sans doute parce que leur drôle de vie de famille lui pèse…

Quand la jeune fille réclame une balançoire à son père pour ses 11 ans, elle n’envisage pas de l’accrocher ailleurs qu’à la grosse branche qui dépasse de la forêt voisine au fond du jardin. Malgré le refus catégorique du père, c’est Nours qui se charge de l’installation, et bientôt Albertine et son frère s’élancent dans les airs. Jusqu’à ce que le père revienne et découvre qu’on lui a désobéi et de rage, fait couper les cordes de la balançoire.

Révoltée par la décision de son père, Albertine n’hésite pas à lui tenir tête, lors d’une violente dispute au pied de la balançoire mise à terre. Là voilà qui empoigne brusquement la corde qui pend de l'arbre et se met à grimper sur le grand chêne. S'élevant rapidement de plus en plus haut et bien décidée à ne pas redescendre de sitôt, elle n'écoute pas les imprécations de son père fou de rage (et de peur aussi) de la voir disparaître dans les feuillages, bientôt hors d’atteinte.

Albertine, personnage central de cette histoire, est une héroïne passionnée et capable d’aller à l’extrême de ses convictions. A l’instar du héros du Baron perché d’Italo Calvino (cité en exergue par l’auteur), la jeune fille (qui est aussi têtue que son père) va rester perchée dans les grands arbres pendant plusieurs jours d’affilée, ne redescendant pas des frondaisons et passant d’un arbre à l’autre sans jamais mettre pied à terre. Courageusement, elle ne renonce pas et va affronter tous les inconforts et dangers de sa situation inédite, avec la peur, la faim et la solitude. Bien vite difficile à localiser, elle ne se cache pourtant pas et laisse son frère lui apporter des provisions, et aussi un bien utile grappin, qui sert à notre Tarzane pour passer de d’arbre en arbre. Une copine de collège lui apporte bientôt les photocopies des cours, ainsi que de vêtements de rechange. "Tu ne fais pas l'école buissonnière, lui dit elle, mais l'école forestière". Les ordres du père lancés d’en bas  ne servent à rien, comme le reste de la famille il est terrifié à l’idée qu’elle tombe mais impuissant devant la détermination d’Albertine.

La fugue d'Albertine s’organise, au plus près de la nature. L'apprentie Robinsonne vit de très beaux moments au milieu de la forêt. Elle avance avec précaution sur les branches des grands arbres, observe, contemple, sent, hume, s’approprie cet univers, entourée du bruit des animaux et du vent. L’auteur nous offre un joli portrait de la nature et de la prise de contact de la jeune fille avec ce monde sauvage qui lui était inconnu, en des pages lumineuses dont la matérialité brute, dense et poétique ferait presque penser parfois à Désert de Le Clézio. Les phrases simples de l'auteur font naître et construisent des images mentales belles et fortes, nous sommes vraiment avec Albertine dans les arbres. Pourtant il ne se passe pas grand chose, quelques mètres parcourus, observer un oiseau, une feuille. Le livre d'aventures devient celui d’une aventure intérieure, en même temps qu'une initiation à la vie sauvage, offrant de beaux moments de communion avec la nature. Jusqu'à celui très émouvant où la jeune fille se sent comme bercée et protégée par une voix féminine, a-t-elle rêvé que sa mère disparue lui parlait…

Rien de très philosophique cependant dans ces aventures perchées, au côté livre de survie assumé : un vrai petit manuel de débrouille dans la nature extrême (et en hauteur), vous saurez tout sur comment dormir, se laver, faire pipi là haut (ça non, en fait). L'héroïne contrairement aux apparences a les pieds sur terre, c'est une collégienne bien de son époque, que l'auteur fait s'exprimer en des dialogues souriants et malicieux. Albertine reçoit de nombreuses visites en ses salons changeants sous les charmilles, amis ou ennemis se succèdent pour lui apporter de quoi subsister, ou l'exhorter à descendre rejoindre la terre ferme.

Si les arbres constituent un précieux refuge, ils recèlent aussi bien des dangers et la forêt reste un milieu hostile. Une buse agressive attaque méchamment Albertine à coups de bec (toutes deux y laisseront des plumes), les branches risquent de casser et la précipiter en bas à tout moment... L'arrivée de la pluie et la terrible tempête qui se lève à la fin de l’ouvrage pourraient bien avoir raison de son entêtement...

Et si finalement, si Albertine n'attendait pour descendre que le moment où son père viendra enfin la voir ? Albertine ne tombera pas, mais sa colère petit à petit oui.  De son côté son père a parcouru aussi un long chemin, « c’est de ma faute si elle est montée », reconnaît- t-il. Vaincu par tant d’obstination, et admiratif devant le courage et la force de sa fille, le père se rapprochera d’elle dans une très belle scène, où il avouera sa difficulté à dire son amour à ses enfants. Il racontera le secret de la mort de sa femme et conviendra que sous sa dureté apparente et sa maladresse, il ne cherchait qu’à protéger ses enfants… Comme dans d’autres romans jeunesse d’Alexandre Chardin, ce sont les enfants qui ont la force et la puissance de guérir les adultes, et de les rendre à la lumière.

Sous forme d’ode à la nature, ce petit roman d'initiation et de réconciliation familiale traversé par le thème du deuil et de l'absence se lit très agréablement. Un scénario très original, bien qu’un peu improbable : mais où ailleurs qu'à Koh-Lanta trouve-t-on encore des forêts si touffues qu'on peut les traverser d'arbre en arbre sans mettre pied à terre, et ce sans entrainement militaire ? Au pays du Baron perché bien sûr.

Publié dans littérature jeunesse

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C
Merci ! Quel bel article ! Touché ! "Désert "de Le Clézio, mon idéal en littérature, j'en rougis !
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L
Je lis votre commentaire à peine redescendue de vos arbres ! Merci pour votre regard et bonne année (avec un noeud papillon différent par jour !)