Philippe Dagen, Les poissons rouges

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Philippe Dagen, Les poissons rouges

je retrouve ce recopiage d'il y a quelques années, ça avait trait à ma vie (de couple) alors, m'avait-il semblé, mais laquelle ?

Les poissons rouges

Philippe DAGEN

Grasset, 1999

 

p. 148, ça résume tout :

… de vieux maniaques, des têtes vides que le jeu distrait de leur vacuité – vides au point de lire des romans et d’y prendre plaisir

Il aime à le rencontrer là où l’autre l’exige, dans des bistrots turcs ou au balcon d’un cinéma misérable qui ne projette que des films de kung-fu hong-kongais en matinée et des pornos allemands et hollandais en soirée. Quand il s’y rend, Delcourt s’enchante de cette clandestinité, quoiqu’il soupçonne Albert de ne l’organiser que parce qu’elle lui donne une apparence de romanesque, donc de sérieux.

Avant, page 135

Un moment plus tard, Schaeffer se lève, il trouve un peignoir et marche dans l’appartement. Le souvenir de son inquiétude lui revient, il la juge ridicule. Au reste, d’une femme de quarante ans il ne peut attendre qu’elle se trouble comme une ingénue, ni qu’elle soit suffoquée de stupeur et perde toute maîtrise d’elle-même. Sans doute administre-t-elle ses plaisirs comme chaque partie de ses journées – c’est bien mieux ainsi : ni sentimentalismes, ni équivoques. « Elle est beaucoup plus moderne que moi. Beaucoup plus. » Par moderne, il entend efficace, d’une efficacité mécanique…. Peu à peu, il s’émeut et s’attriste. Il a vaincu, sans pouvoir  ignorer que la victoire lui a été concédée…. Début d’un malaise. Quoiqu’il ait repoussé cette pensée tout à l’heure, il ne doute pas qu’Hélène soit de ces êtres fragmentés et incohérents qui le déconcertent. Ils sont, à chaque moment, tout à ce qu’ils font, mais à des activités variées qu’ils ne se soucient pas d’harmoniser. Il y aurait matière à philosopher là-dessus, sur ces existences par saccades et métamorphoses. Suites de moments séparés par l’amnésie ou l’inconscience. Il ne les comprend pas.

« Autrefois, les gens avaient une vie. Désormais, ils ont des morceaux choisis de vie, sélectionnés entre de nombreux genres. Un épisode. Un autre… Je fais de la psychologie. C’est ridicule. Vraiment pas de circonstance. » La fatigue. Trop de surprises. Trop de plaisir. Trop tard. Autant dormir dans le lit d’Hélène. Mais elle ne l’en a pas prié, ni de rester jusqu’au matin. Il sort subrepticement du trop bel appartement.

 

… Une trahison. Une révélation.

Il ne lit plus. Ce n’est ni distraction, ni fatigue. Il ne songe pas à la soirée avec Hélène et à son départ, dans la nuit. Il ne rêve pas aux rendez vous qu’ils auront dans quelques jours – au téléphone, ce matin, il l’a invitée à passer deux jours dans un hôtel des Ardennes où il a ses habitudes, elle a accepté aussitôt…

Aucune adhérence, aucun souvenir. Trop de désordre. Une variété si incohérente qu’elle décourage la mémoire. Il ne se souvient plus. Il n’a pas compris. Il s’est perdu. Il s’est égaré dans la chronique de ce jour sur la terre, dépourvue de sens et d’unité. Les événements se heurtent, les récits se brouillent, le tragique côtoie le futile, l’indifférence l’emporte. (directeur de journal)

… Il sort de son bureau. La vue de tant de gens qui parlent et écrivent pour le journal du lendemain le détourne de son septicisme. Il se sent redevenir brave. Il sait quelle illusion s’empare de lui et que c’est faiblesse que d’y céder – mais il préfère cette illusion à la contemplation du chaos. Il pense aussi à Hélène. Elle désapprouverait ses accès de doute Elle rirait de sa mélancolie. Il n’y a pas d’ordre, pas de raison, pas de règles, rien que des moments séparés, des mouvements contraires, des passions ; elle le lui dit quand il s’étonne de la découvrir capable de changer de ton, d’expression et d’activité en un instant.

Rien ne s’opposerait à ce que Schaeffer appelle Hélène. Elle lui a laissé entendre qu’aucune mondanité obligatoire ne l’occuperait ce soir… Sans doute ne s’opposerait elle pas à ce qu’il vienne chez elle. Il aurait pour prétexte les dernières nouvelles – manière de masquer qu’il est venu pour contenter son désir. Il hésite et l’hésitation suffit à son plaisir. Du reste, a-t-il si fort envie d’elle ce soir ? Il ne peut oublier qu’à trop le combler, la première fois, elle l’a précipité dans des réflexions mélancoliques et qu’il s’est senti l’instrument d’une tactique délibérée. L’appliquant avec méthode, Hélène a obtenu ce qui la tentait, une liaison avec l’un des patrons de la presse française, l’un des directeurs de conscience du pays : elle l’a eu aussi simplement qu’elle aurait commandé un meuble de prix. Consommation - le cas de le dire. Elle consomme l’adultère haut de gamme de sang- froid.

Par la suite, roucoulent un We dans un relais et chateaux… Ne vous inquiétez pas, nous serons bien reçus. Ils le sont : des projecteurs éclairent les buissons autour d’un château Louis XIII, des massacres de dix cors et de sangliers sont accrochés aux murs du vestibule et dans l’escalier, la suite a une cheminée de marbre gris et des chandeliers, des tentures de fleurs et d’oiseaux encadrent les fenêtres et le lit, les huitres sont accommodées au champagne et le chevreuil au foie gras. Hélène sourit de ces agréments comme autant d’hommages légitimement rendus à son charme et S. la contemple, distante autant qu’il faut, joueuse autant qu’il lui plait. … Marivaudage, armagnac ancien, douceurs sirupeuses, galanteries qui s’échauffent. H. se découvre quelque lassitude et le désir de s’allonger, mais sa fatigue cesse à l’instant où elle entre dans la chambre – S. avait recommandé qu’un feu y soit entretenu. En grande pompe, après un long déshabillage éclairé en ses poses par le foyer et un flambeau, H se renverse et se livre avec des hésitations jouées et de fausses plaintes. Morceau d’anthologie. S. se félicite d’avoir choisi Rouvreuse.

Désaccord … - Alors n’en parlons plus. » lls n’en parlent plus, mais de l’abbaye cistercienne qu’ils visiteront le lendemain. Tout en jouant les médiévistes, S. se répète en secret qu’il a sacrifié ses convictions à ses appétits. Il a accepté de changer de sujet de conversation afin de ne pas compromettre la soirée et les plaisirs par lesquels elle doit finir. « Ce serait idiot. Après tout, ils me coutent bien assez cher. Tant pis pour l’histoire… J’aurais dû refuser de transiger ? Oui, j’aurais dû. Mais elle m’en aurait voulu. Et puis quoi ? C’est une escapade amoureuse, pas un colloque. » Plus tard, dans l’obscurité, il obtient d’Hélène ce qu’il en attend. « Echange de bons procédés. Je régale, elle couche. Au fonds, on ne s’en sort pas, toujours la prostitution, plus ou moins déguisée, plus ou moins enrubannée de faux semblants. C’est misérable, de part et d’autre. Surtout du mien. Quoique… Ces reflexions nuisent à la volupté de S., qui tombe dans la monotonie, ennuie H., s’ennuie lui-même et jouit avec soulagement – « fini, ça n’a que trop duré ». Il en est de même de leur liaison, un arrangement mondain, un amusement grand-bourgeois (bobo, ndlc), aucune sincérité, aucun espoir de durée. « De toute façon, son mari rentre bientôt. »

 

Pierre Portal, vie ordinaire de couple (ndlc)

Il avait découvert Bénédicte, juriste employée au service du contentieux d’une société d’assurances : les sièges des entreprises étant proches, les personnels assuraient la prospérité du même café. Conversations. Séances de cinéma. Idylle dans le genre raisonnable… mariage ;puis  chômage de Portal

Comme il ne savait que faire l’après-midi, il visita des musées où il n’avait auparavant jamais songé à entrer. Leur silence, leur immobilité lui plurent. Un soir, il fit leur éloge à sa femme qui reconnut dans ses paroles la preuve patente de son laisser aller. Elle l’accusa. Il ne se battait pas, il dérivait. La société n’admettait pas cette mollesse, il ne l’avait pas compris, il avait vieilli avant l’âge, elle ne se laisserait pas entraîner par ce poids mort, elle ne sacrifierait pas son avenir, elle ne serait pas la femme d’un chômeur, elle avait d’autres ambitions et savait comment les réaliser. Par conséquent, elle le quittait. Au peu d’émoi que suscitèrent en lui ses propos, Portal reconnut qu’ils étaient raisonnables et que leur mariage n’avait été qu’un arrangement commode dicté par les circonstances. Elles étaient bouleversées, l’arrangement se défaisait : logique. Un mois après le licenciement de Pierre, B. avait accepté un amant : tout aussi logique. B. pouvait plaire et son chef de service divorçait : elle lui éviterait les douleurs de la solitude.

Portal devient gardien de musée

 

On imagine sans peine la progression des sentiments et l’évolution des attitudes. Ils prennent l’habitude de boire un verre en quittant le musée, dans un bar qu’ils choisissent assez loin, afin de n’y être pas reconnus. Ils parlent d’art, du musée. Un soir, P. suggère que les œuvres n’y sont pas à leur aise, Evelyne défend l’accrochage, il réplique… la violence de la lutte révèle leur intimité, qu’ils n’oseraient pas s’avouer. P. s’en aperçoit le premier et cette révélation le désarme… Un samedi, ils se confient qu’ils n’iront pas au musée le lendemain, ni l’un, ni l’autre. « On pourrait se voir quand même. On aurait plus de temps. » P. propose de ne pas attendre le dimanche. S’ils dînaient ensemble ? « Ca nous changerait, vous de votre panaché, moi de mon demi. » A ce moment, il ne fait plus aucun doute, ni pour l’un, ni pour l’autre, qu’il est question de tout autre chose qu’un dîner. E. accepte d’une voix assez résolue et demande qu’ils ne se retrouvent qu’assez tard dans la soirée – « Je rentrerai chez moi, je me changerai… Et on ne parlera pas d’art – Ce sera un énorme progrès ».

Il suffit d’aller à l’essentiel, à l’essentiel prévisible, comme d’habitude – dans les romans, comme ailleurs. Le soir même, E. et P. s’acceptent pour amante et amant. Au réveil, ils ont le sourire mal à l’aise de qui ne sait ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, ce qui doit arriver. Il n’arrive rien, là non plus, qui puisse surprendre : il y a d’autres nuits après la première, des rv qu’il faut fixer loin du musée afin de se prémunir contre les ragots, des conversations qui s’effilochent et d’autres qui se crispent, des dimanches conjugaux, la certitude bientôt qu’ils ne pourront se séparer, quoiqu’ils ne sachent pourquoi.

Vie de bureau

Fin des illusions encourageantes, des belles pensées, des piétés habituelles. Dans les bureaux, les commissions, elle se sent de plus en plus étrangère. La distance qui l’éloigne de ses semblables s’accroît sans cesse, ce dont ils ne se doutent pas, trop enfoncés dans leurs occupations habituelles pour concevoir qu’on puisse s’en échapper. A sa place subalterne, P. agit de même, irréprochable, conforme, invisible. Les jours d’affluence, il surveille avec flegme les cortèges et les groupes, comme il ferait dans une station de métro ou une grande surface. Sans discuter, sans faiblesse, il accomplit son devoir d’aiguilleur indifférent – puisque tel est l’emploi qu’il tient dans l’industrie de la distraction. Nul ne sait la liaison qui s’est formée entre eux, nul ne peut la suspecter…. Ils prennent l’habitude de la clandestinité et de la feinte. Ils se perfectionnent dans l’art de ne pas se trahir, de ne rien révéler, de mentir modestement, de lâcher de temps en temps une fausse confidence ou l’apparence d’un sous-entendu afin que la curiosité et la médisance s’égarent…

Leurs feintes opèrent. La dissimulation leur devient si naturelle qu’ils n’ont plus besoin de s’appliquer. Ils étaient faits pour cela, se disent-ils, il s’en est fallu de peu qu’ils ignorent leur talent et le vertige divin de la tromperie. L’amour et le mensonge se confondent et de leur confusion naît une volupté de plus en plus intense.

… « Ensuite, on émigrera. En Australie, en Argentine. On se fabriquera de fausses identités. Ca ne nous changera guère, les nôtres sont fausses depuis si longtemps. » A son tour Evelyne s’emporte. Elle fait l’apologie de la duplicité, elle la reconnaît comme l’unique voie vers la pureté. Ainsi pas de compromis, pas de pollution : l’être secret abandonne aux souillures l’être public qui porte son nom. Il n’en a cure. Ce n’est pas lui que l’on humilie, pas lui qui se plie aux convenances et à la docilité, mais un homonyme, un simulacre, un automate qui lui ressemble grossièrement et trompe l’ennemi. P. approuve. Il n’a survécu que grâce à la même stratégie. Aux chiens de la société, il a abandonné leur part, une peau morte à mettre en pièces – il s’amuse de voir qu’ils n’ont pas deviné la supercherie. « Enfant, je m’étais aperçu que je pouvais, à ma guise, me retirer si loin que nul ne m’y rejoindrait ; que je savais m’enfuir tout en feignant de demeurer, comme ces évadés qui, dans leur lit, placent un mannequin. Dans l’obscurité, le gardien ne distingue pas le leurre, il croit le corps toujours là. Je faisais de même. Mais, au lieu d’un mannequin, je laissais mon corps en gage. »

 

Jouffroy se considère avec répulsion : il en est là, décidément ? Il en est là – à la haine. « Mais tu y as toujours été. Simplement, tu la taisais. Tu faisais comme si, pour la contenir. Par peur. Par convenance. » A la bibliothèque, il haïssait les livres (pas moi), les magasiniers, les conservateurs, les lecteurs, le bâtiment. A-t-il haï sa femme ? « Evidemment. » Aussi loin qu’il se souvienne il n’a cessé de détester les bibelots qu’elle accumulait, les décorations qui la ravissaient et, plus que tout, le papier peint de leur chambre, des marquises aux robes à paniers… Il ne disait mot, solution de facilité. Tous les jours dans les magasins de la bibliothèque, tous les soirs devant la télévision, toutes lumières éteintes, il évitait de regarder autour de lui. « Je ne voulais pas lui faire de peine. » Bonne raison. « Il faut changer. » Changer ? Il n’y avait pas pensé depuis la mort de sa femme. Il n’y avait jamais pensé peut être, ou vaguement et sans y croire, certain qu’il n’était pas de ce genre, genre de riche. « Ce ne serait pas difficile. Je pourrais vendre l’appartement, aller ailleurs, dans un autre quartier. » Demi mesure, demi aveu : changer, ce serait en finir avec l’isolement. Il lui faudrait une amie – « comme on dit aujourd’hui ». « Après tout, on voit ça partout. » Sa cousine germaine, à peine veuve d’un agriculteur, s’est mise en ménage avec un retraité des impots, ancien camarade d’école du défunt revenu au village jouir de sa retraite. Quand J. avait ironisé sur l’événément, sa femme avait défendu la cousine et son compagnon, multipliant les aphorismes –« ils ne font de mal à personne », « ton cousin n’en souffrira pas », « à leur âge, ils ont bien droit à la liberté », « le malheur n’est pas un devoir », « on n’est plus au Moyen Age ». « Donc, elle comprendrait, si moi aussi… De toute façon, elle n’en souffrira pas, elle non plus. » Il a permission, à titre posthume. « Oui, mais qui voudrait de moi ? »

… Ca empire, ça devient inquiétant. Il y avait les cauchemars, il y avait les pensées incongrues. Jouffroy en est aux soliloques à haute voix – pas encore dans les rues, chez lui, dans sa cuisine, dans sa chambre. Il en est aux mots incohérents répétés dans l’hébétude, des mots venus il ne sait d’où, des bouts de chansons, des débris de phrases entendues à la télé et dans le métro et d’autres encore, les siens faut croire. Ils sont devenus siens, depuis qu’il les ressasse. Tout à l’heure il s’est aperçu – après quelle longue descente dans les profondeurs de sa folie ? – qu’il n’écoutait pas les actualités, qu’il ne regardait pas leurs images des horreurs du jour – il était fasciné par une autre vision, les adolescentes qu’il avait suivies un soir rue de Rennes, le soir des premiers signes… Il ne fait aucun doute qu’il est promis à la démence… Il sait désormais qu’il ne résiste pas au charme de la destruction…

 

 

 

 

Publié dans dans la littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article