Sortir d’ici / Renée Watson ("Piecing me together")

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Sortir d’ici / Renée Watson ("Piecing me together")

 CASTERMAN

  Renée Watson ; trad. par Nathalie Bru :

  Sortir d’ici. 2019

  ISBN 978-2-203-18566-1 : 14,90 EUR

 

A partir de 12, 13 ans - Coup de coeur

L’histoire de Jade, racontée à la 1re personne, d’une voix authentique et crue dans sa vulnérabilité, est de celle qui touchent au cœur, sans développer de pathos exagéré pour autant. C’est le roman d’éducation, ou d’apprentissage, d’une jeune fille noire qui vit dans un quartier difficile, au nord de Portland, Oregon. Une formidable fiction en forme de témoignage de vie sur le fait d’être noire et fille, habitant un quartier défavorisé et étudiant dans un lycée bourgeois.

Les résultats en classe de Jade et sa volonté lui ont valu une bourse, lui permettant ainsi de s’inscrire dans un lycée privé plus prestigieux que celui de son quartier, où elle a laissé ses amis d’enfance. Elle doit prendre le bus très tôt le matin pour arriver dans ce lycée où, en troisième année, elle ne s’est pour l’instant pas fait de véritable ami(e) et ne se sent pas vraiment à sa place. Un jour, une fille blanche qui elle aussi habite très loin du lycée monte dans le bus scolaire et s’assied à côté d’elle... Les deux filles, du même âge, vont se trouver  de nombreux points communs, issues toutes deux d’un milieu peu aisé et élevées l’une comme l’autre par une mère isolée. Leur amitié irrigue bientôt la vie de Jade, qui s’est trouvée une alliée au lycée où la vie est désormais plus légère, sans qu’elle puisse pour autant partager avec son amie l’impression de malaise qu’elle ressent parfois autour de leur différence de couleur de peau, plus ou moins bien vécue de son côté.

Jade s’accroche aux études, bourreau de travail, consciente qu’elle ne peut compter que sur ses études pour réussir et avancer. Elle aide d’autres jeunes boursiers à faire leurs devoirs et participe à diverses actions de soutien scolaire, tout en étudiant avec acharnement. A ses moments libres, Jade crée des collages, à partir de photographies de magazines, elle peint et elle dessine. Fille unique d’une mère femme de ménage qui travaille dur pour subvenir à leurs besoins, Jade participe largement aux taches ménagères dans leur minuscule appartement qui sert aussi de foyer à son oncle, le jeune frère de sa mère qui veut devenir DJ et qui habite avec elles depuis un moment. Celui-ci lui tient compagnie le soir en l’absence de sa mère et sa présence ne lui pèse pas vraiment, hormis l’encombrement du salon et le frigo qui se vide trop vite… Le père les a quittées, parti vivre avec une femme blanche avec laquelle il a eu d’autres enfants. Rien de dramatique dans la façon dont Jade fait le compte rendu de sa propre vie, ni dangereuses fréquentations à déplorer, ni criminalité ni comportements à risques, tenus à distance par la vigilance de la mère de Jade, très présente dans la vie de sa fille. On admire surtout le sens des valeurs et  la force de caractère de la jeune fille, toute à ses études et concernée par son avenir, mais également bien ancrée dans son âge et son époque, gardant du temps pour retrouver ses amis du quartier et écouter du hip hop, avec un goût assumé pour la junk food qui lui fait les hanches trop rondes, mais c’est comme ça. A noter que tout au long des quelque trois cents pages de ce livre estampillé young adult, aucun début d’idée de romance ou même d’évocation de sentiment amoureux n’est à signaler (ou déplorer), ça repose, et l’absence de toute  sentimentalité, souvent attendue dans les ouvrages pour cette tranche d’âge, fait particulièrement ressortir « Piecing me together » hors du lot ordinaire des livres YA. Renée Watson  resserre le propos de son roman autour d’autres préoccupations, avec ses descriptions fines et abouties de la vie et du quotidien de Jade, qui passe d’un milieu à l’autre entre ses journées au lycée et ses retours au quartier soirs et week-end, observant et traversant divers milieux sociaux. La jeune fille garde toujours à l’esprit que le mieux pour elle serait de « sortir d’ici », comme l’annonce le titre du livre, en version originale : « Piecing me together », c’est à dire « Me rassembler, me re-constituer » (plus joli que « rassembler mes morceaux »). Pourtant nul besoin pour Jade de quitter sa grande ville de Portland, du moins pas tout de suite, pour entamer son évolution et assumer l’artiste qui est en elle depuis toujours, se faire reconnaître à sa juste valeur aux yeux du monde et aux siens propres pour ce qu’elle est vraiment, et plus seulement considérée comme la fille noire issue des mauvais quartiers.

Jade aime l’art et les mots, très douée en langues étrangères. Elle étudie l’espagnol, et s’y donne à fond. Chacun des très courts chapitres du livre, certains figurant juste quelques heures de la vie de Jade, a pour titre un mot espagnol (nom commun, verbe ou expression) suivi de sa traduction anglaise. Des mots pour décrire le monde, et résumer les situations expériences de vie rencontrées par Jade au fil du temps et des pages, d’un bout à l’autre de l’année scolaire : « Promesa = Promesse » ; « Amiga = Amie » ; « Hermanas = Sœurs », « Feliz Navidad = Joyeux Noël » etc.

Mais pour Jade, l’espagnol n’est pas simplement un sujet scolaire. Son amour des langues et de l’espagnol s’inscrit puissamment dans son vécu, dans sa réalité. La langue espagnole comme fil conducteur est présentée comme un de ces facteurs d’accomplissement, comme le serait n’importe quelle autre langue étrangère. Apprendre une langue c’est accueillir l’autre, le comprendre, se faire comprendre. C’est une chance d’évolution. Rare de trouver ce concept dans un roman, la langue (étrangère) comme un objet d’étude à part entière et un outil de progression sociale, avec aussi tout un potentiel de jeu et de liberté langagière. Ce roman offre quantité d’angles d’approche, à l’aune de la jeunesse où tant de possibilités s’ouvrent. Chacune est bonne à prendre, qu’elle soit sociale, culturelle, de l’ordre du langage, de l’amitié, de la famille, pour progresser, avancer, ou juste profiter. On y trouve de nombreuses allusions à la poésie, moteur d’expression et voie de création pour l’amie Lee Lee, restée étudier dans un lycée de North Portland, et la fibre artistique de Jade lui ferait presque envier le programme scolaire de son amie restée dans le « ghetto », moins classique que le sien, bien plus ouvert sur l’art et la littérature.

L’espagnol pour lui-même, pour la beauté des mots qui roulent sous la langue, et aussi pour d’autres raisons qui font qu’il est nécessaire et utile d’apprendre une langue nouvelle, au-delà d’une matière étudiée à l’école. Une langue qui s’inscrit dans sa vie de tous les jours, et est aussi porteuse d’espoir. Premier chapitre : « Español » : « J’apprends à parler. Pour m’offrir une porte de sortie. Une porte d’entrée ». Chapitre : « Negro = Noir » : « Pour mon collage d’aujourd’hui, je me suis servie de mots et de coupures de magazines. Liste des choses noires et belles : Un ciel nocturne sans étoiles / Des nuages d’orage / L’onyx / Les afro-puffs » / Michelle Obama… / Moi.

Jade souhaiterait partir à l’étranger, et profiter du programme de stages à l’étranger pour bons élèves en langues étrangères, auquel elle est en droit de prétendre. Excellente en espagnol, elle rêve de l’Amérique du Sud. Pourquoi pas, un jour, élargir son horizon. Mais sans dévoiler la fin, on peut dire c’est bien à Portland, sans « sortir d’ici » au sens strict, que la jeune fille se réalisera et s’initiera à la presque vie adulte, au seuil de l’université. En attendant de partir à l’étranger avec son lycée, comme elle l’espère, et pour mettre toutes les chances de son côté pour atteindre son but, Jade a accepté en se forçant d’intégrer le programme « Entre femmes » pour lequel elle a été choisie, où d’anciennes élèves, devenues des femmes au parcours accompli, veulent bien partager du temps avec certaines des jeunes filles qui ont pris leur place sur les bancs du lycée, pour les faire profiter de leur expérience et les emmener à différentes sorties en rapport avec leurs études. Ces parrainages donnent lieu à des sorties en tout genre, du restaurant à la découverte d’aspects inconnus de leur ville pour ces jeunes filles fille « méritantes », toutes noires et de milieu social défavorisé, pas habituées à fréquenter expositions, spectacles et concerts symphoniques.  

Une opportunité de plus pour Jade la boursière méritante et travailleuse, qui est douée pour bien des choses, et qui a effectivement besoin d’un coup de main pour atteindre ses objectifs. Mais qui n’a pas cependant besoin qu’on l’aide jour après jour, Jade possède en elle-même bien des ressources et des richesses. Artiste protéiforme, excellente élève, bonne copine, douée d’intelligence sociale etc. Jade a beaucoup aussi à offrir au monde, si seulement celui-ci (à commencer par les autorités du lycée) voyaient en elle autre choses qu’une fille pauvre stéréotypée, l'élève dont il faut combler les besoins et à qui il convient d'offrir des opportunités à saisir. Jade n'est pas que l'exemple même de la bonne élève candidate idéale aux programmes d'éducation sociale... C'est avant tout une jeune fille qui s'intéresse à tout, une bonne fille proche de sa mère, une artiste avant tout, pratiquant seule le collage et la photographie, reconstituant la beauté sur la table de cuisine de sa mère, avec des papiers déchirés dont les sujets sont choisis avec soin. Au dehors Jade va photographier la nature et les gens avec l’appareil que son père vient de lui offrir à son anniversaire. Retour dans la narration : personne n’est venu à sa fête, tous absents pour de bonnes raisons, mais Jade qui sait rebondir et voir le beau dans toute chose, se réjouit de voir son oncle allumer avant la nuit, rien que pour elle, des bougies sur un biscuit, pour ne pas que sa nièce s'endorme sans avoir soufflé des bougies... Des ballons l’attendent le lendemain accrochés sur son casier de lycée, et des inconnus la saluent, et c’est bien aussi.

Savoir saisir toutes les opportunités, c’est signe d’intelligence et de bonnes facultés d’adaptation. Jade l’a compris, sans jamais oublier qu’elle a le droit d’être ce qu’elle est, et sans jamais chercher à singer ou prétendre être ce qu’elle n’est pas. On a affaire à une jeune fille déterminée et consciente de ses facultés, qui ne se plaint pas mais remarque tout, a une conscience aigüe des attitudes des uns et des autres à son égard, comportements racistes ou condescendants, témoignages de pitié ou d’admiration. Sa personnalité est complexe et elle croise beaucoup de monde sur son chemin, se construisant avec des rencontres et se nourrissant des rapports humains. Heureuse si les amitiés sont au rendez-vous, ou bien réfléchissant à comment améliorer la situation quand les relations piétinent ou ne sont plus ce qu’elles étaient. Alors, Jade n’hésite pas à exprimer ce qu’elle ressent et admet hésiter souvent sur le chemin à prendre ; ses confrontations et revirements d’attitude sont passionnants à suivre, approchés et analysés très finement par l’auteur sous l’angle psychologique et sociologique.

« Sortir d’ici », vraie leçon d’existence, aborde bien des sujets, au premier rang desquels la condition noire, l’identité raciale, l’art, l’accomplissement personnel etc. C’est bien en exploitant les ressources qu’elle a en elle, et en cultivant amitiés et mains offertes, tout en soupesant le poids de chaque effort et concession réalisée, que Jade réussira, ou sera en bonne voie de réussir sa vie. La jeune fille, si elle a beaucoup à apprendre, a aussi beaucoup à offrir au monde. On la voit grandir et changer au fil des pages, et c’est un plaisir de lecture de l’accompagner sur le chemin de la maturité. Que des qualités, cette Jade, solitaire et réfléchie, gaie et mangeuses de pizzas, hésitant entre le côté blanc et le côté noir, et prenant le meilleur des deux... Ici pas d'action palpitante, pas de péripéties ni de rebondissements. Un roman tranquille et réfléchi, qui marque le déroulé de la vie avec pertinence, le fil des heures passées au travail, chez soi, en famille et avec les amis, toute une réflexion sur l'identité dans ce beau roman psychologique et social sur la condition féminine, sur le racisme, sur la ségrégation et la place des Noirs dans la société américaine d’aujourd’hui. Black live matters !

Sans violence, sans armes, - et OUF sans cette romance qui compte parfois pour des prunes et souvent plombe les romans YA, un roman d’initiation et d’apprentissage remarquable, sur la cause noire et en particulier des femmes noires, leur culture et leur way of life.

On prend au passage une leçon d'histoire américaine, vu sous l'angle de la minorité noire, avec tout au long du roman en fil conducteur l'évocation de York, l'esclave noir qui accompagnait les explorateurs Lewis et Clark, grands héros de la légende américaine. York l’homme invisible, l’oublié de la mythologie américaine, pourtant présent tout au long de l’épopée des deux découvreurs emblématiques, York réhabilité que Jade prendra pour sujet de son collage photographique le plus abouti, remarqué et exposé par une amie de sa marraine galeriste d’art, apportant à la jeune fille visibilité et succès.

Ce beau roman à l’écriture fluide et soignée,  portrait exemplaire et jamais pesant d’une jeune fille Noire douée et volontaire, met l’accent sur les chances à saisir dans la vie pour réussir et s’en sortir, et sur la nécessité de cultiver sa particularité. Une réussite. 

Publié dans littérature jeunesse

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