Shamane

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Ooh my god, lu les aventures frissonnantes de cette Shamane d'une traite avec des retours en arrière pour bien comprendre ou mieux goûter à cet ovni absolu. 16 phrases en 16 chapitres comme seize moments de vie all by herself dans la forêt d'une femme pas nommée, qui au volant de son camping car dit "camion", se ménage des haltes avec vue et méditation bien calée nue dans son transat sur le coussin de ses longues tresses, occupée à s'ouvrir des huitres et s'arsouiller copieusement au vin blanc refroidi dans la rivière ou au champagne décapsulé minutieusement. Les phrases traînent jusqu'au sol comme les lourdes tresses, Proust peut se rhabiller. On est plutôt chez Ponge avec l'accent exclusif sur les choses matérielles, sur le concret le tangible des faits des faits des multitudes de mini-actions qui s'enchaînent au fil de "et" de "puis" et de mots rares et précieux.

Petit manuel de survie, modus operandi des micro aventures de l'héroïne dont on ne sait rien hors ce qu'elle est en train de faire ou penser à l'instant présent :  méditation / taï-chi / yoga / rapport sexuel / cuisine / déshabillage / toilette/ besoins naturels etc., au déroulé minutieux au sens de minute par minute, détaillés dans une description hypnotique qui n'épargne rien de son processus méticuleux au lecteur. Shamane influenceuse déroulant ici ses tutos cuisine ou sexe lesbien, loin de tout tiktok, juste dans une durée au tic-tac élastique, psaumes païens et petits jeux pas sans conséquences. 

L'auteur, Marc Graciano inconnu de moi je l'avoue jusque là (mais très connu des éclairés, et merci aux coups de coeur des bibliothécaires de Jean-Pierre Melville, Paris XIIIe), à reprendre vite, car jamais lu rien de pareil. Comme de la pensée déroulée en temps réel, du flux à la "Ulysse" de Joyce, mais pas ce déjà vu déjà lu, quoique virtuose et délectable, plutôt du "vois ce que je fais, c'est ce que je suis", en temps réel. Comme si je décrivais, moi si peu ménagère (et si peu écrivaine surtout) mais de plus de 50 hélas, tous les moments de mon passage de balai, depuis l'instant où j'attrape par son manche l'ustensile ménager en le tirant de derrière la porte plutôt par la gauche ou par l'arrière, et tous les détails de sa prise de contact avec le sol, et la poussée de celui-ci vers l'avant, l'amassage de la poussière, la rencontre de la pelle etc... Stupéfaite aux premières lignes par ce chapelet égrené, d'un seul souffle d'un seul tenant, jusqu'au point final à des pages de distance. (mais qu'est ce que c'est que cette lamentable histoire de balai, un outil que je connais à peine)

Puis (mot souvent employé) on s'identifie rapidement à cette sauvageonne toute de liberté, vivant à poil la plupart du temps, occupée à son propre plaisir des cinq sens. La vue sur la forêt, les animaux, les plantes, les montagnes, plaidoyer fabuleux pour la vie en plein air, abritée dans son camion au plastique blanc moulé décrit en détail, géographie intime et sensorielle. L'ouïe du chant des oiseaux, à reconnaître grâce à son traité d'ornithologie bien reposé après usage sur l'étagère en haut à droite soyons précis. Le goût et l'odorat, avec la préparation sur le camping gaz de berces (à ne pas confondre avec les ombelles de la cigüe, le traité de botanique s'impose) cuisinées en ragoût sauce tomate, tout au long d'une recette qui donne l'eau à la bouche et au pas à pas (plan par plan ?) ultra complet, à transformer en Bocuse n'importe quel scout en bivouac. L'odeur de la clope roulée avec soin ; celle des aisselles négligées ; la sensation d'une douche froide au shampooing mal rincé, dont chaque goutte coulant du flexible de la cabine en plastique serait documentée. Dans ses excès le corps prévaut, notre seule voie d'accès au monde supérieur, tout près. Le toucher, lors d'une séance sexe aussi hot que délicate, avec en guest une randonneuse "fille des bois" repérée et attirée sur le matelas du camion, c'est comme regarder une vidéo porno en très gros plan, avec odorama iodé et fucking sensations intérieures en 3 D. Un sixième sens en plus, le plaisir du déployé des muscles, les mouvements explicités un par un jusqu'à la transe du taïchi nue au soleil ou du yoga nature. Ce livre, quand lu au premier degré dans sa litanie de gestes enchainés, constitue un parfait bréviaire, manuel d'amateur ou guide pratique, sur la meilleure manière d'ouvrir une bouteille de champagne / ouvrir des huitres /  réparer ses courroies de transmission / faire jouir une fille, entre autres. Devrait être présenté pour toutes ces raisons également au rayon vie pratique des librairies, section camping, vie au grand air et manuel de survie. Hélas pas toujours facile d'éviter les ours qui rôdent, à sauvage sauvage et demi.

Mais il s'agit bien de littérature, et de grande. Suis restée baba devant ces chapelets d'actions de sensations de pensées volatiles si précises jamais laborieuses, tous moments qui font la suite et le tissu de la vie. Des descriptions d'orfèvre plongeant dans la vapeur des casseroles et les odeurs corporelles, rien de sale jamais dans toute ces expositions brodées fil à fil, allant jusqu'à la transe et la transmutation, une alchimie corps esprit naturelle qui s'opère par tous les orifices vers le ciel sous nos pieds et le monde par dessus nos têtes. Heureuse Shamane simple et riche d'esprit, dans son alpestre cathédrale. Toute une tambouille de laquelle surgit le sel et l'or de la vie, celle choisie, comme dans une fable ou un conte archaïque, par cette héroïne dont les journées se passent en menues actions hyper détaillées, écrites comme jamais personne n'écrit, ce maestro Graciano...
 Tout va bien pour l'instant c'est l'été, rien de grave, besoin de rien d'autre que ce qu'apportent ces journées où rien ne se passe que d'essentiel, ressentir jouir refléchir, qui procèdent du sacré et du terrestre dont on sait bien qu'ils sont les mêmes. La fille sauvage va vaguement se ravitailler au village puis remonte faire prendre des virages à son camion et choisir une "aire de chargement" dans la forêt (mais kézaco ?). Un chapitre par épisode marquant, à peine plus que l'envol d'une colombe avec des moments récurrents qui pourraient s'étirer à l'infini, on est si bien ainsi, à la fraîche, décontractée du clito. Tout un art de dire le passage à un autre registre de vie, la vie dans les bois à la Thoreau, mieux qu'un énième article sur le mode de vie décroissant, la slow life, retour aux sources, durabilité sans les artefacts d'une modernité durable vantée dans les magazines, nouvelles mobilités, modes de vie itinérants d'actualité. L'auteur vit lui-même dans un camion lancé sur les routes des mois durant, lit-on en rabat de couv., mais son roman ne s'occupe pas de vanter ou donner des arguments favorables à un way of life respectueux de la nature et au plus proche d'elle, même si chaque phrase crie son amour de ce genre d'existence, et hurle le conseil le besoin illico de s'extirper des villes (qu'on peut adorer) et surtout des chaises de bureau et de la surconsommation effrénée etc. [Mais comment elle fera sans argent, la nouvelle Ève Shamane ? Ca ne saurait durer si ? À moins qu'héritière macroniste ?].

On entend tout ça, tout ce discours implicite, ce background social à travers les minutes de camping sauvage de la fille aux tresses le plus souvent à poil dans la forêt. Cette litanie de mots, détachés et soufflant le chaud et le froid, aux limites de l'ennui : j'avoue je n'ai pas lu tous les mots les phrases des gestes du taï-chi, de Shamane les longues tresses, bien trop long et limite souffrance, à gauche, à droite, en haut, en bas (m'aurait plu qu'elle me rappelle les gestes de la Macarena ou tout autre danse festive, y'a guère que le madison que je connaisse VRAIMENT par coeur) ; m'a rappelé le taï-chi chez Bernard le voisin comédien maître en art martial qui dispensait des séances à son domicile, trois quarts d'heure un peu chiants où j'essayais d'oublier mon mal de dos en attendant le thé final, m'échinant à garder mon équilibre en position du guerrier ou de l'arbre, ou mais nul n'est tenu à l'impossible, me souvenir des enchaînements, toujours l'oeil traînant sur les bibelots de l'appartement jumeau du mien mais tellement plus zen et propre, c'était il y a dix ans et tout a disparu, digression). Un autre passage un peu pénible dans le livre, frôlant avec le fantastique (c'est ça le chamanisme ? l'envol du camion le voyage astral ? où il est évoqué les courroies de transmission et leur indispensable bonne installation). L'auteur est meilleur, ou plutôt on préfère notre chérie Shamane nudiste préférée, dans ses minuties routinières frôlant l'hyperréalisme (un peu Dali au fantastique bien tangible), qu'est ce que c'est là que cette montée dans les étoiles ce chapitre fumette de joint (au vu de ce qui va suivre on aurait préféré pour la chérie une bonne vieille OD).
 Ah bon sang j'allais oublier les tutos je me roule une clope / je me fais un pétard, un super guide pratique je vous dis. Autre avantage, pas de dialogues, c'est pas là qu'on apprendra les tics langagiers du moment, juste la vie sauvage d'une jeune femme redevenue sauvage, se contentant de peu très peu mais le plus important : l'espace, le temps offert, la solitude, l'autonomie, la santé, un peu d'amour frotté contre une vulve qui passe.

[Je voulais pas finir sur cette image choc ; mais le reste de ma prose s'est fait occire à l'instant par l'arrêt de ma session et semble à jamais perdu ; ne me rappelle pas un traitre mot de mon dernier §, à part "Walt Whitman" ou "outdoors"]. 

Juste que je ne suis pas prête de partir toute seule dans les bois de Compostelle ou d'ailleurs finalement, au vu de l'était de sidération dans laquelle me laisse le dernier chapitre du livre, un "Raboutement" qui va me hanter durablement, et pas que comme manuel de couture. Un chef d'oeuvre sacré allez.

 

#shamane #marcgraciano

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