L'art contemporain (mal) raconté aux enfants, Gianni Colosimo à la Sucrière de Lyon

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

 

L'araignée de Louise Bourgeois vue par Colosimo"Louise l'équilibriste" de Gianni Colosimo à la Sucrière. Artiste référent : Louise Bourgeois
Américaine née en France (1911-2010), célèbre pour ses sculptures et ses installations, notamment ses gigantesques toiles d'araignée
 
Vu à l'automne 2012 à Lyon une exposition présentée à la Sucrière, sur les docks à la pointe de la presqu'île (nouveau quartier "Confluences") : "L'art contemporain raconté aux enfants, Gianni Colosimo".
Avais très envie de découvrir ce lieu mythique, la Sucrière, une ancienne usine transformée (à peine) en lieu d'art, et qui abrite la Biennale d'art contemporain de Lyon. Ravie d'y aller avec ma fille, grande enfant que je ne peux traîner qu'aux seules expos d'art contemporain, les autres niet, et hormis les virées shopping H&M...
Gianni Colosimo, "artiste italien du happening et de la performance" a présenté 49 sculptures et installations, "toujours ludiques jamais académiques" dit le catalogue, inspirées du travail d'artistes contemporains reconnus. Ses oeuvres renvoient à celles, souvent mythiques et cultes, d'autres artistes, internationalement reconnus. Tout ça pour "raconter" l'art contemporain aux enfants. Pourquoi pas, l'idée est louable et aurait pu faire l'objet d'une exposition formidable. Les oeuvres sont là, elles dégagent en elle-même déjà une certaine puissance sinon un charme certain, qui opère sans doute sur certains regardeurs-visiteurs (comme les chasseurs-cueilleurs, "pri-i-mi-tifs"). Mais las, les références manquent (manquaient, expo terminée à l'heure où j'écris) cruellement pour la compréhension, uno de la genèse des oeuvres de Colosimo, et deuxio pour expliquer le lien aux artistes cités, copiés, détournés, voire plagiés. Le tout dans la joie et la bonne humeur certes, car exposition estampillée "enfants" (ça ne prête pas à conséquence, alors ?), mais on se sent un tantinet bien floué et dubitatif sur la réussite de l'entreprise, eu égard aussi aux tarifs élevés de ladite expo. Ici et  des critiques aussi navrées et de mauvaise humeur que misselfe...
 
Les Petites Chaises et la table de Chiharu (Shiota)
"Les petites chaises et la table de Chiharu" (Shiota), G. Colosimo à la Sucrière 
 
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"Les drapeaux amoureux de Felix" (Gonzales-Torres), G. Colosimo, 2011
Américain né à Cuba (1957-1996), célèbre pour ses sculptures de piles de bonbons
 
Il est significatif à cet égard de consulter le livre d'or laissé à disposition dans le hall du bâtiment, on l'ouvre pour y jeter à chaud ses impressions, et on est médusé par l'écrasante majorité des critiques négatives qui s'y succèdent page après page. Quel dommage de ne pas avoir photographié quelques uns de ces paragraphes et paraphes vengeurs et assassins, surtout le fruit des réflexions des parents, les enfants ayant eux apparemement relativement aimé ce qu'on leur proposait. Les géniteurs, beaucoup moins, y allant de condamnation définitive de l'institution, "Jamais la Sucrière n'avait produit une telle merde" (sic), en passant par moult reproches cinglants et très très drôles, beaucoup ri à parcourir ce florilège de critiques tournées avec humour et alacrité. Certes il ne s'agit que de plaie d'argent et de temps, rien de mortel (et l'expo n'étant pas complètement mortellement ennuyeuse loin s'en faut), mais m'est avis que ce livre d'or de l'exposition-cahier de doléances des parents fulminant les uns après les autres contre ce qu'ils venaient de voir aura vite été rangé aux oubliettes par les organisateurs de l'exposition. On pense aussi au Centre Pompidou-Metz, dans laquelle l'expo a d'abord été montrée, elles sont gâtées les régions !
Que reproche-t-on ? La majeure partie des reproches porte surtout sur l'absence totale de rappel des oeuvres originales, à partir desquelles le pourtant bon Colosimo a construit et élaboré ses propres oeuvres. On a eu droit en guise de cartel et d'explication qu'à une misérable feuille de papier A4, de mémoire, portant le nom de l'artiste cité, ses dates de naissance et un très succinte biographie. De photographie de l'oeuvre approchée, imitée, honorée, plagiée ?, que nenni. Que les enfants comprennent eux mêmes ou comptent sur leurs parents pour décoder. Si ceux là n'ont que des connaissances réduites en histoire de l'art, tant pis, la facture des oeuvres présentées, celles de Colosimo, suffira pour faire prendre conscience et connaissance aux enfants des grands courants, noms et événements de l'histoire de l'art contemporain. Tu parles Charles !
  
 
Derrière le lièvre de Joseph Beuys,
  "L'arbre de Jack et Dinos" de Gianni Colosimo à la Sucrière. Artistes référents : Jack et Dinos Chapman
Deux frêres britanniques, nés en 1962 et en 1966, célèbres pour leurs assemblages de mannequins d'enfants
   
    Les lièvres de Joseph Beuys vus par Colosimo
"Les lièvres de Joseph" (Beuys)
Allemand (1921-1986). Célèbre pour ses installations à partir de graisse et de feutre
      
Pour illustrer l'article, quelques photos d'oeuvres ou d'installations, par moi prises, dont la forme et la présentation ont pu toucher ou intéresser. Ce n'est pas le problème de la beauté ou de l'intérêt esthétique de la production de Colosimo, il y a de bonnes idées, les installations tiennent le coup toutes seules, indulgence faite aux dessins de sa fille à l'envers en guise de Baselitz ou aux couches-culottes sous résine. Question de la liberté de propos de l'artiste, de son univers personnel. Là il est question de Colosimo, c'est lui qui s'y colle, il n'est pas colossalement connu, on veut bien découvrir. À prendre telles quelles, les sculptures, installations etc. qui remplissent l'espace sur les côtés et au milieu pourraient avoir leur place dans une galerie.    
 
But the hic, c'est qu'on ne sait pas trop ce qu'on regarde. Ses oeuvres, ces oeuvres n'ont n'ont pas été réalisées en toute liberté créative, mais dans le cadre d'une commande, rien de plus classique. Là où le bât de l'âne blesse (l'empaillé accroché au dessus de nos têtes  par exemple, déféquant des pièces d’or disposées au sol et faisant allusion à Peau d’âne et aussi au mercantilisme de l'art, soit "L’Âne d’or de Maurizio" - Cattelan), à l'occasion d'une exposition "pédagogique", c'est ce principe des "méta-oeuvres" - pas "mets ta langue je ne sais où" -, des oeuvres sur les oeuvres.
Sauf qu'on ne va pas à une exposition d'arts plastiques comme si l'on se rendait à l'expo de fin d'année de présentation des travaux des élèves d'une école d'arts plastiques ou dans le préau d'une école primaire pour voir les travaux d'arts plastiques de nos enfants. Là, on n'ose pas s'attacher aux qualités que preuvent présenter les oeuvres de Colosimo en elles mêmes, puisque elles n'ont été fabriquées que dans le cadre des deux expositions (Centre Pompidou-Metz, et la Sucrière). Et qu'on est pas dans une thématique de présentation comparative d'oeuvres, examinant les influences des artistes les uns sur les autres, les citations, les hommages, la récurrence des thèmes et motifs courant à travers l'histoire de l'art, le phénomène de la copie et de l'imitation... Comme par exemple il y a quelques années au Louvre, la juxtaposition des Vénus de Jim Dine et de ses modèles antiques, dans la très réussie expo "Beau comme l'Antique".
 
                                                                               "Les oeufs surprise de Piero" (Manzoni) 
Italien (1933-1963), célèbre pour avoir créé 90 boîtes de conserve scellées remplies de ses excréments. Lors de l'une de ses expositions, Piero Manzoni a fait cuire des oeufs durs qu'il a ensuite signés avec l'empreinte de son pouce avant de les distribuer au public pour qu'il les mange. Bon appétit !
 
On espère pour lui que Colosimo ne produit pas en tant qu'artiste que des "réinterprétations" seulement, et qu'il trouve aussi son inspiration ailleurs que dans le détournement, le pastiche. On espère qu'il l'a, sa petite musique à lui, une fois digérées les influences des uns et des autres. Mais à la Sucrière, on est dans le "pédagogique", aïe. Les petits nenfants risqueraient de ne rien comprendre à des oeuvres livrées comme ça devant eux, tiens, un Duchamp. Leurs parents non plus, partout on lit que pour apprécier l'art contemporain, il faudrait connaître les "codes". Lesquels, grands dieux ? Un peu de mise en contexte de l'époque, des tendances historiques, des influences eh oui on en revient toujours là, des maîtres ou des contemporains, et zou, il n'y a qu'à regarder, et ressentir. Plus facile à appréhender que l'écoute d'une symphonie dodécaphonique de Schoenberg ou qu'un ouvrage d'Althusser, pas de doute. Les enfants adorent l'art contemporain en général. Si l'expo avait pu faire passer aussi en plus des éléments d'information sur l'histoire de l'art accessibles aux enfants, bref jouer à fond le jeu qui était au départ du projet, on pouvait applaudir à deux bras. Car les oeuvres de Colosimo sont aussi valables, pour illustrer "l'art contemporain", que d'autres. 
Mais comme nul recul ou presque n'est proposé, nulle mise en abyme autre que celle complaisamment voulue par l'artiste et son commissaire, dans la sélection, la mise en espace, la scénographie et la signalétique, eh bien qu'à t-on d'autre à se mettre sous la dent ou dans l'esprit que des ersatz, encore plus difficiles à comprendre que les oeuvres référentes, du coup.
Et malheureusement rien du tout ne vient marquer les esprits. Le "à la manière de" peut être réussi, sauf qu'ici on n'a pas les clés pour savoir à la manière de qui il s'agit. Alors, autant tourner autour et se régaler du côté ludique, trivial, bizarre ou rigolo des trucs qui brillent, des animaux empaillés, des accumulations, des raccourcis, des juxtapositions. Bref des créations, mais malheureusement estampillées "re-créations", alors que juste bonnes à prendre comme des "récréations", ça tombe bien c'est fait pour les enfants. On regarde, on trouve ça marrant ou beau ou rien, et on passe à l'autre truc à côté, il y a assez de place entre les oeuvres pour qu'on tourne autour, que les enfants courent (mais c'est interdit par le règlement). Mais ce qui est bon pour les enfants est inversement proportionnel à ce qui ne leur apporte rien, c'est à dire le fait qu'on ne sait toujours pas à qui l'expo s'adresse, et pour qui elle est utile.
 
Les enfants auront vu de l'art contemporain, certes, puisque les oeuvres sont le fait d'un artiste vivant, né en 1953, mais n'auront rien appris sur les "grands artistes" qui les ont inspirées. On espère qu'ils se sont amusés. Ils risquent de s'être pris un sacré coup de mou s'ils ont dû subir, de la part de leurs parents ou de médiateurs, l'explication de l'historique de la référence voulue par l'artiste, et le commissaire d'expo. En l'absence de photos des oeuvres de référence, les vrais lièvres de Joseph Beuys, les rayures de Buren, les araignées de Louise Bourgeois, à quoi bon ? Il restait de la place sur les murs et les colonnes scindant l'espace de l'immense salle de la Sucrière (1700 m2), on aurait pu prévoir des vidéos, des affiches. Les petites feuilles étaient accrochées trop haut, et ne contenaient que de  bien trop maigres explications. Ce n'est pas juste par la mention du nom des artistes inspirateurs qu'on va comprendre leur oeuvre. Manque cruel de didactisme... 
On peut pointer l'incurie du curator, la faute à qui incombe le ratage de l'entreprise : le commissaire d'exposition, Patrick Amine. Si, à la fois dans l'exposition et dans son catalogue, on ne rencontre donc que quelques misérables lignes de références aux artistes sources d'inspiration (ceux que l'expo devrait "raconter" aux enfants), on ne peut pas en dire autant sur monsieur le commissaire. Dans le catalogue de l'exposition, Patrick Amine s'est octroyé, il en a le droit, deux pages entières sur lui-même, biographie et photographie comprise, renseignements en appendice auxquels n'ont pas eu droit les artistes représentés... Une façon de faire qu'on est loin de retrouver partout dans l'édition, même Anna Gavalda et Marc Lévy n'infligent pas leur portrait et la liste de leurs faits d'armes en fin d'ouvrage... Il est vrai que dans le cas des documentaires, il est d'usage de renseigner quelques éléments sur l'auteur, mais le plus souvent en 4e de couverture, pas de cette façon là, complaisante, et inutile.
 
D'autant que le commissaire s'est voulu aussi préfacier, normal, mais les pages d'introduction sont spécialement indigestes : "il faut considérer la facture précise de tous les socles de cette exposition comme un paramètre de l'esthétique générale et de son concept", nous assène-t-il à propos de Manzoni. Comprend qui peut, le catalogue n'apporte rien de plus que l'expo, des belles images pleine page (des oeuvres de Colosimo seulement) et débrouillez-vous ! Ce n'est pas toujours comme ça qu'on traite les enfants dans l'édition de livres d'art pour la jeunesse et qu'on raconte le mieux l'art contemporain aux enfants, aller plutôt voir du côté de chez Actes Sud junior le très bien fait "C'est quoi l'art contemporain", ou pour les adultes, chez Palette le beau "Regards d'artistes" de Valérie Mettais, par exemple...
 
 
Gianni Colosimo, L'Italie parcimonieuse de Luciano  "L'Italie parcimonieuse de Luciano" (Fabro) de Gianni Colosimo à la Sucrière  
Italien, né en 1936, figure majeure de l'Arte povera,
 
 
 Donc n'incriminons pas trop le Colosimo aux pieds d'argile, les siens ne l'ayant été que dans le cadre de cette exposition. "Work in progress" nous dit on, mais alors c'est à nous de finir le boulot, aucun cadre, aucune prise en main ? OK ailleurs, en galerie ou autre, et encore il y a des médiateurs un peu partout dans les institutions, ici ils sont occupés, ou invisibles. Ou dépassés par l'ampleur de la tâche, occupés qu'ils sont à empêcher que les enfants courent trop vite, autour et sur les oeuvres souvent précieuses et délicates, par exemple la  travée de caca, au sens propre du terme, des couches de bébé, salies, jaunes devant marrons derrière, que c'est joliment dit, et pas joli à voir, même pas rigolo, encore heureux que ça ne sente pas, ce mini "Cloaca" en couches culottes courtes, très courtes...  
 
Dans les quelques photos que j'ai prises, dans ce millier de mètres carrés, scintillent tout de même des pépites de bonnes idées, c'est "joli", ça brille souvent et c'est rigolo, ou bizarre, ou tout à la fois, quand ça sent pas mauvais. Mais le caca de fifille a séché depuis longtemps et il y a plein de bonbons par terre pour faire passer tout ça, les crottes se transforment en louis d'or, métaphore du marché de l'art, rappelons-nous du "Cloaca" de Wim Delvoye et levons les yeux vers l'âne miraculeux dont les crottins rapportent à son maître plein de gros sous, encore une des "Métamorphoses" d'Apulée, ou "l'Ane d'or".
"L’Âne d’or de Maurizio" (Cattelan)
Italien, né en 1960
 
Les oeuvres de Colosimo ont été photographiées par moi en tant qu'objets d'art à part entière, ce qu'elles devraient être, ou auraient dû rester, même si réalisées en tant que copies ou détournements,et pour moi ça ne passe pas, leur présence en  tant qu'ersatz. En lieu et place d'autres Oeuvres avec une majuscule, plus ou moins emblêmatiques de l'art contemporain, celles-ci absentes car conservées dans les musées, et commentées expliquées aux enfants et à tout le monde dans les livres d'art (d'ailleurs j'aurais bien envie d'infliger à ce blog une petite leçon d'histoire de l'art, quelques lignes à ma manière, deux ou trois choses que je sais sur les artistes si mal représentés ici). Carambistouille et imposture, ce qu'on a vu, tel ne devrait pas être l'art contemporain. Surtout expliqué aux enfants.
 
     Et ma grande fille, son avis ? Pas beaucoup aimé, picoré ça et là des trucs sympas, rien appris sur les artistes. A moi de l'emmener dans les musées ou dans les vraies expos... Là, retenir juste avant de partir un jeu de miroirs déformants, comme à la fête foraine, on s'est prises en photo en riant comme des petites folles devant nos reflets tout tordus. Référence à Francis Bacon, je suppose ? Non, il s'agit de Le miroir du jeune peintre (à Michelangelo). Nous, on a pas pensé au grand Anglais excentrique ni à Michel-Ange, mais on aurait bien pris un peu de barbe à  papa. Rien de plus.


La pyramide rouge d'Andy (Warhol), Gianni Colosimo
La pyramide rouge d'Andy (Warhol) , Gianni Colosimo et ses Mao reproduits reproduits reproduits reproduits 


Bibliogr. pour les légendes : C'est quoi l'art contemporain / Jacky Klein, Suzy Klein, Actes sud junior 2012

Publié dans dans l'art

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