Celle que je suis / Anne Loyer

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Celle que je suis / Anne Loyer

SLALOM

Anne Loyer :

Celle que je suis. 2019

ISBN 978-2-37554-224-8 : 14,90 EUR

 

 A partir de 11 ans – Intéressant

 

La prise de conscience d’une jeune Indienne du sort des filles dans son pays et son combat pour s’affranchir du poids des traditions. Anoki, 16 ans, bonne élève, mène une vie heureuse dans son foyer aimant et protecteur, entre ses parents, son frère aîné qui vient de se marier et d’amener vivre sous le toit familial sa timide jeune femme, son impétueuse petite sœur et aussi l’amoureux secret qu’elle voit en cachette hors de la maison. Un soir, c’est le coup de tonnerre : le père ("Appa"), pour qui la place d’une épouse est au foyer, déchire à table rageusement le récent diplôme d’infirmière que sa belle-fille est si fière de montrer à toute la famille au dîner. Devant l’éclat, tout le monde se tait, ni la mère ("Amma")ni le jeune époux ne le contredisent ou lui reprochent son acte. A quoi ça sert alors pour une fille dans ce pays de faire des études si c’est pour ne pas avoir le droit d’exercer un métier, pense Anoki qui confie par mail ses aspirations d’indépendance, partagées par leur petite sœur Lila à son frère Kiran, le préféré, parti étudier à Paris. Celui-ci l’encourage à résister et se révolter quand Anoki découvre que ses parents épluchent les petites annonces, prêts à la marier au plus vite à un inconnu, pour l’empêcher de s’inscrire en faculté de journalisme, un métier très mal vu pour une femme… Message d’espoir féministe, ce gros roman assez lisse et bien trop optimiste a le mérite malgré ses bons sentiments de dénoncer la place de la femme dans la société encore patriarcale et rétrograde de l’Inde d’aujourd’hui, qui ne donne pas les mêmes chances à ses filles qu’à ses garçons.

 

"Un vrai livre de contes, on écrirait sa vie à sa place. Elle n'avait pas à la lire, juste à l'écrire. On tournais même les pages pour elle."

L'auteure cite en exergue un passage de "Mudwoman", de Joyce Carol Oates, championne des affres de la psyché féminine et rapporteuse magistrale de la complexité des rapports humains. Lu récemment cette histoire de présidente d'université bien sous tous rapports, rattrapée par son traumatisme d'enfance, noyée et laissée pour morte à trois ou quatre ans par sa mère folle dans la boue d'un marais, tandis que sa grande soeur s'asphyxiait enfermée dans un frigo en train de pourrir dans la décharge. Bien plus soft avec ses bonnes odeurs de cheese-nan que cette terrible "femme de boue", malgré son ambitieuse référence placée en ouverture, "Celle que je suis" n'a pas la puissance romanesque et narrative ni la force envoûtante des fictions de la grande JCO - quand madame la professeur de Princeton est à son meilleur, sans parler de l'envoûtante odeur de l'Inde d'Arundhati Roy. Mais ces écrivaines n'écrivent pas vraiment pour la jeunesse, alors qu'Anne Loyer pratique cet exercice pas si facile depuis longtemps. Pour chercher un trait d'union, la très prolifique Anne Loyer marche visiblement sur les traces de sa sa mentor à lunettes, elle aussi stackhanoviste de l'écriture, et bientôt sur le point de la rattraper avec ses dizaines et dizaines de livres à son actif, il suffit d'aller sur la page d'accueil de son blogspot tapissée de l'immense damier coloré de ses couvertures (où on peut trouver une citation tirée de mon article, élogieuse comme il se doit, et un lien vers How much time blog !)

On imagine bien cependant que tous les romans jeunesse d'Anne Loyer n'ont pas l'épaisseur, au sens propre et au figuré, de ceux de Joyce Carol Oates, même si le choix de cet auteur en dit long sur les très bons goûts en littérature de cette auteure française née dans le Berry (pays de femmes de lettres) en 1969.

 

"Celle que je suis", son nouvel opus parmi tant d'autres passés et à venir, constitue un très honnête et épais roman d'apprentissage et de révolte, qui vaut surtout pour son histoire originale, située dans l'Inde d'aujourd'hui, mettant en scène une héroïne volontaire et féministe qui refuse d'aliéner ses ambitions au poids du patriarcat et d'une tradition séculaire qui perdure dans le sacrifice de l'éducation des filles et les chaînes mises à leur émancipation. Si le roman ne fait pas d'allusion explicite à la religion, on ne peut pas ne pas penser au poids de la tradition musulmane.

 

Style très écrit et classique pour ce roman facile à lire, au vocabulaire simple mais de bonne tenue littéraire avec ses longues phrases "bien tournées", dont le classicisme peut donner au texte un tournure de traduction un brin scolaire et appliquée. Pas sûre que les dialogues sonnent toujours très justes, très écrits. Par contre le roman a une vraie profondeur et finesse psychologique, décrivant en détail l'état d'esprit de la jeune fille et son évolution.

Le beau personnage d'Anoki est construit pour servir d'exemple et dire que tout est possible quand on ne se résigne pas à une destinée toute tracée. Le livre soulève la question de la place des femmes dans la société indienne, sujet toujours d'actualité hélas partout dans le monde, et pas qu'en Inde où rappelons-le jusqu'au XIXe siècle perdurait la tradition du « sati », l’immolation des veuves hindoues dans le bûcher funéraire de leur mari.

Le roman d'Anne Loyer, rendu très vivant grâce aux interactions des personnages, les réflexions de son héroïne chaude bouillante, offre une plongée dans la vie d'une famille de la classe moyenne indienne d'aujourd'hui, s’intéressant particulièrement aux traitements réservés aux femmes au sein du foyer, autant qu’à ses droits politiques et sociaux. Sans doute un peu édulcoré et optimiste, malgré l'évocation d'un drame évité de justesse, "Celle que je suis" s'intéresse plus à la psychologie des personnages qu'à planter un décor hyperréaliste et n'atteint la puissance émotive et douloureuse du "Roi des rois" de Nathalie Wyss, plongée dans les abysses de la pauvreté du sous-continent, ou même de la leçon de vie et d'échecs proposée par Om Swami dans "La vie est un jeu d'échecs", des romans jeunesse parus cette année et chroniqués ici. Il y est question d'amour, de famille et d'accomplissement de soi, des thèmes universels vus à travers le regard d'une jeune fille dans laquelle chacun peut se reconnaître, et ce message d'espoir se passe en Inde.

 

 

"Les hommes trouvent naturel de maintenir les femmes sous leur joug"

 

 

Ci-dessous, quelques phrases extraites, pas forcément à la suite, d'un passage où l'héroïne parle de sa nouvelle relation avec son ancienne meilleure amie, rentrée dans le moule de la tradition, prête à se laisser marier sans idée de résistance. Mots sélectionnés un soir de mauvaise dispute familiale où ils avaient pour moi à la lecture  un écho tout particulier. Rien de plus.

 

"Je veux seulement t'épargner de trop grandes désillusions en te rappelant certaines vérités. Ne le prends donc pas autant à coeur" (son amie pusillanime) ("je sentais qu'elle avait déjà capitulé", dit d'elle Noki)

- Si ! Justement ! Je le prends à coeur ! Car c'est de ma vie qu'il s'agit, de mon avenir" (Noki)

 

"Tout ce qu'elle disait m'écorchait. Moi qui avais été si proche d'elle, je ne pouvais tout simplement plus la regarder sans colère, ni la toucher sans aversion. Je lui en voulais. Une telle rancoeur."...

"Rompant mon pacte de silence et de non agression auquel je tentais si difficilement e me tenir... On avait largement dépassé le stade des apparences de l'entente cordiale. Faire semblant pour sauver les apparences. J'avais été odieuse, c'est vrai, mais comment faire autrement après sa sortie pleine de mépris. Nous laissant avec des plaies béantes impossibles à colmater. Le décor de notre existence se craquelait de partout. Effets spéciaux de pacotille.

 

Et cette citation si connue de Marc Aurèle, qui décidément va avec tout  : 

«Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre.»

Publié dans littérature jeunesse

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