Journal d'intranquillité, S6

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Où les jours se ressemblent tous un peu. Je ne vais pas tenir tout de même un journal de nos menus, il est vrai aussi variés que nourrissants.

Où on ressort pour la première fois en six semaines. Le voilà l'événement de la semaine, le seul le vrai. Vendredi 24 avril je suis sortie dans la rue, cet exploit.

A peine sortie dans la rue, il me faut me tirer le selfie pour prouver à mes commensaux que je l'ai bien fait, arrêt devant le magasin de motos de la rue, la photo aura son petit succès sur mon facebook, avec mon masque de Calamity Jane. Je me suis confectionnée un masque à partir d'un bandana et d'un tuto YouTube, le plus simple que j'ai trouvé. Bien eu quelques vélléïtés de me coudre à la main un masque en tissu, avec épingles et surfilages, j'ai même mis en favori  le tuto d'une sympathique dame s'affirmant "archi nulle en couture" - mais armée quand même d'une machine pour la démonstration vidéo de cinq minutes. Avec le bandana, n'a pas été si simple, il a fallu d'abord repasser le mouchoir blanc resté dix ans bouchonné dans son tiroir, puis chercher des élastiques assez grands (ai quand même eu les oreilles en chou-fleur pendant plus d'une heure, heureusement ont retrouvé leur forme), pour arriver à masquer mon nez et ma bouche (mes lèvres purpurines auxquelles j'ai dû enlever le rouge à lêvres apposé avant de sortir, un vieux réflexe rouge baiser qu'il faudra oublier, quel malheur je venais de m'en acheter deux tubes même pas en solde). Pour faire bonne mesure, j'ai placé en dessous des quatre couches du tissu replié un masque de nuit pour les yeux, fourni par Air France lors du vol New York Paris que nous ne sommes pas prêts de refaire, et placé en plus dans le mouchoir une feuille de sopalin.

Je constate très vite que je peux à peine respirer sous tout cet attirail, et que mes lunettes se couvrent de buée. Je les enlève tout de suite, m'ôtant toute chance de pouvoir lire l'heure sur mon portable, sur lequel j'ai dûment téléchargé ma première autorisation de sortie, "pour motif d'activité physique", dans un rayon d'un km autour de chez moi et pour une heure seulement, ce sera une heure quinze et je n'irai pas plus loin que la Moskowa terre de ma jeunesse.

Ai pris vers l'Est (de mon Eden) en partant à midi, pas étonnant direction les rues envahies d'un soleil radieux, suis tout étonnée de le sentir aussi chauffer l'envers de mes mollets, bien brunis mais sur le devant seulement, tournés que nous sommes comme des tournesols vers toi ô grand Râ de 14 h à 17 h 30 seulement, dans le jardin. Il est 11 h et je suis au soleil, c'est possible ça, quelle révélation.

Le square Carpeaux est bien tranquille derrière ses grilles, l'ai tellement fréquenté avec mes enfants dans un passé que je trouve à jamais récent, plus de cris ni de jeux d'enfants, je fais la photo en passant derrière les barreaux, ne manquerait plus que je fasse tomber mon précieux appareil (et l'attestation avec) derrière la grille.

 

 

Exercice de mémoire, reconstituer mon trajet. Marcadet, puis le coude de la rue du Square Carpeaux avec ses beaux immeubles de brique et de pierre et son ambiance pavée XIXe siècle.
 

Retour sur la notion de masque, très curieux quand même de sortir dans un tel équipage. En temps normal je me ferai regarder comme une folle, de sortir avec un gros mouchoir sur la figure. Cette femme a quelque chose à cacher. Ma collègue Catherine a elle mis à profit un tuto que je lui ai refilé, mais pas utilisé, car je n'aime pas gâcher, même les chaussettes orphelines. Catherine sort avec ses chaussettes sur la tête, tel Napoléon avec un entonnoir. Séduisante au premier abord, l'idée de découper les deux bouts d'une soquette bien élastique, et d'y pratiquer des fentes pour y glisser ses oreilles. Ca fait masque, mais le coton chenillette doit laisser passer le virus à gogo. Pas si mécontente de mon bandana, qui me donne l'air d'un bandit de grand chemin du Far West prêt à aller braquer une banque. Le sac accroché à la main qui va dégaîner son colt n'est pas très pratique, mais peut servir à ramener les billets. Ce sera les petites plantes sauvages prélevées sur les trottoirs ou dans les massifs poussiéreux pour regarnir mon gazon mité, rien d'intime là dedans, bien se laver les mains après. Me dis que les gens aux yeux clairs auront l'avantage sur les autres, on ne voit plus nos gros nez au milieu de la figure, ni nos bouches, mais rien que nos regards plus ou moins pénétrés, autant qu'ils soient bleus, frais et sans lunettes. Hélas j'ai la paupière qui tombe de plus en plus et mamie Colette nous a refilé à mes frères et moi son gène d'yeux marrons, unique dans les deux familles, c'est tombé sur nous (et moi de même à mes enfants). Une pensée pour les sourds-muets, comment vont ils lire sur les lèvres, il leur faudra un masque transparent. Tiens, même plus obligés de se laver les dents ou de craindre la mauvaise haleine, le masque a du bon tout de même. Juste dommage pour les chirurgiens esthétiques, plus besoin de se faire refaire le nez, le concombre est masqué. On va pouvoir aller incognito au sex shop ! Personne ne nous reconnaîtra ! Tous les excès sont permis, nous sommes tous des jeunes à capuche méconnaissables. Sortir en douce n'aura jamais été aussi facile, on peut voler des oranges à la devanture et partir en courant, il suffira juste de changer de masque avant de recommencer, les fleurettes plutôt que les carreaux. Le FFP2, si on en trouve, étant à  réserver pour l'emprunt de la ligne 13, l'appréhension me gagne à l'idée de retrouver la promiscuité du métro, voilà une chose qui ne manque pas.

Dans la famille, je croyais être la seule à ne pas être sortie depuis un mois et une semaine. Record battu par l'un de mes beaux-frères (celui qui est marié à mon beau-frère), pas sorti depuis le 13 mars. Son mari (le frère du mien) se gausse de lui, qui n'est sorti de leur appartement du Canal Saint Martin, sous les toits avec vue sur les couchers de soleil de Paris, ou seulement dans le jardin de la résidence, haut lieu de tous les conflits. O. arbore sur son facebook un masque en tissu noir bien couvrant, payé 15 euros sur internet, qui le fait ressembler à Zorro. M'effleure l'idée que ne plus voir ainsi que ses yeux dégagés dans son visage ne le flattera pas, lui qui "nage dans sa bigle", loucheur moqué par sa fratrie dans sa jeunesse. Le même qui quinze jours plus tôt arborait une visière bouclier devant le visage, au moyen d'une bouteille de jus d'orange pressé en plastique souple (Franprix market), goulots coupée et fendue dans la longueur, venant épouser parfaitement les contours du visage. Suis sûre que ça protège bien mieux que les masques en tissu (le mien est en bandana), dont la trame n'est jamais assez serrée pour protéger du virus micron (Macron ?) qui s'infiltre partout.

Au vu de la photo de son masque couture so chic sur la conversation familiale Messenger, sa (leur) petite soeur qui m'énerve s'est empressée de nous bombarder de ses propres créations cousues main, elle sa mère lui a appris la couture. "V. nous bassine avec ses masques", dit mon autre belle-soeur, la gentille, jalouse comme moi qui ne sais pas coudre, et raccomode à gros points mal arrangés. Toujours à se faire mousser, c'est pas mon genre ça. L'arbitre des élégances Olivier a répliqué qu'ils n'avaient "ici ni la matière, ni le tournemain". On ne dit pas "tour de main", pour signifier ici l'art de coudre ? Une faute inhabituelle chez cet ancien journaliste jamais en peine d'un bon mot, à la langue mordante, c'est lui qui porte la culotte dans leur couple où je préfère son mari, plus discret beau-frère caché, outé par la petite soeur venue s'enquêrir enfin après trente ans des amours de son frère homosexuel. Lors de notre vidéoconférence dominicale, où toute la famille de mon mari se retrouve (deuxième édition ce dimanche) à midi répartie en des vignettes horizontales sur une page Zoom animée (revenus à Messenger, Zoom trop sophistiqué pour nous ne marchant pas), je me suis adressée à P., le mari parano qui ne sort pas, pour moi aussi me faire mousser sur son dos le pauvret, ou plutôt pour lui dire comme je te comprends, toi qui vis en reclus (mais télétravaille à donf pour ton journal échotier, pas comme moi pauvre feignasse qui ne fais même pas ce qu'on lui demande, de la critique litt. jeunesse sur PDF...). Las ça a bugué, l'image s'est figée et je ne suis pas sûre du tout que P. ait entendu mes frémissantes adresses à son intention. "On voit tout le monde comme son ennemi potentiel, tous les gens qui s'approchent sont des ennemis potentiels, on fait des écarts sur la chaussée, peu de voitures ça tombe bien, il faut aller dans les petites rues, pas dans les rues commerçantes où les gens font la queue sur les trottoirs..." Bref que des évidences à la banalité postillonnée au plus près de la webcam et de l'écran, pour faire profiter tout le monde du frisson de ma redécouverte de l'espace public, dans toute sa nouveauté inédite mais que tout le monde connait, car il en est passée de l'eau covidée sous les ponts depuis ma dernière sortie à l'air libre, c'était lundi 16 mars, une éternité qui est passée en quelques jours, pendant lesquels plus de vingt mille de mes compatriotes sont morts du coronavirus.

Où on fait du canevas et on brode au point de croix, à la manière des bourgeoises oisives qui n'ont que ça à foutre, alors que les soignants et tous ceux au front risquent leurs miches pour soigner les malades du covid leur crachent leurs poumons à la gueule. Broder des feuillages stylisés en tirant la langue et se crevant les yeux, au lieu de nous coudre des masques, en ressortant la machine à coudre offerte lors d'une fête des mères, jamais utilisée hormis par fils cadet, chef éclaireur émérite habile à se coudre lui-même son sac à viande et surfiler ses mouchoirs de jeux.

Publié dans confinement

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