La Comédie-Française est une ruche et Podalydès est son acteur

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

     

N'avais jamais encore remarqué le symbole, ou "logo", terme anachronique ici, de la Comédie-Française, surmonté de sa devise Simul et singulis (être ensemble et être soi même, chacun en particulier) 

L'image est frappée sur un jeton, qui à partir de 1682, sert aux comédiens à émarger aux assemblées.

Pourquoi la ruche ? La devise et le symbole sont bien sûr la métaphore d'une maison foisonnante de travail, de "labeur", l'effort de chacun profite à l'ensemble et réciproquement, un esprit à la fois individualiste et communautaire. Un des principes fondamentaux de la maison de Molière : le comédien, en tant qu'être unique, est au service d'un tout, la troupe.

Voir en la reine des abeilles la face solaire et emmiellée de Louis XIV, dont le profil figure au recto de la pièce.

On retrouve cette même devise sur les affiches, sur les produits dérivés de la grande maison, et dans la salle Richelieu.

 

        Parcouru le très intéressant entretien entre Denis Podalydès et Gabriel Dufay, "L'Acteur et le paradoxe", tenu autour du "Paradoxe du comédien" de Denis Diderot (paru chez Archimbaud-les Belles lettres). Penser à l'offrir à mon étudiant de fils, devenu lyonnais pour intégrer l'ENSATT, et revenir sur certains des propos des deux hommes de théâtre. A commencer par ces lignes, extraites du Paradoxe, paroles franches dites par le Premier comédien au Second, et qui ne dépareraient pas en exergue à ce blog : "Eh bien, puisqu'il faut vous le dire, son ouvrage, écrit d'un style tourmenté, obscur, entortillé, boursouflé, est plein d'idées communes. Au sortir de cette lecture, un grand comédien n'en sera pas meilleur, et un pauvre acteur n'en sera pas moins mauvais". Les lecteurs du cet how-much-time-blog non plus, je le crains.

 

Le manque de sensibilité peut il faire un grand acteur ? Quid du  concept de "personnalité vide" ou peu définie, du comédien, apte à se glisser dans la peau de tous les personnages (beaucoup mieux décrite dans l'ouvrage évidemment, cette idée chère à un certan professeur de conservatoire, l'immense et discret Michel Bouquet...  Tentatives ici de reco-pillage (non, évidemment non, juste garder des traces de la lecture de ce bel ouvrage, à retrouver vite en chair de papier).

 

    Retenir quelques paroles de D. Podalydès et G. Dufay, leurs deux voix mêlées, charriant des trésors d'érudition, au naturel. Je voudrais tout recopier, tout retenir. Un texte fondamental sans doute sur le métier d'acteur, la réflexion est  profonde, pourtant livrée sur le vif, dans la chair de la parole et le feu de la discussion, par de grands comédiens. Je voudrais tout garder. A retenir, ne retrouve plus le passage, l'idée, iconoclaste en ces temps de starisation, d'adulation de la méthode Actor's studio, que la vie de l'acteur n'est pas si intéressante que ça. Pas de personnalité, caché sous ses personnages. Idée très sensible, discrète d'effacement, qui me plaît. Où on apprend qu'Éric Elmosnino, copain de Conservatoire, sous ses airs flamboyants serait le parangon de ce type d'acteur, hors de la scène ou de l'écran, un certain vide, à toujours vouloir et devoir remplir. On les aime encore plus.

 

Dans le texte :

Jouer simple c'est difficile. Ca implique le renoncement, cf Vilar qui se contentait d'indiquer tout ce qu'il aurait pu jouer ais ne jouait pas, parce qu'il allait à l'essentiel sans se perdre dans les détails. Ce renoncement demande à l'acteur de se mettre totalement derrière l'auteur, derrière l'oeuvre qu'on défend, pour une compréhension de l'oeuvre très grande et un dépassement de l'histrionisme.  Désirs d'histrion : "Je rêvais de faire rire, de plaire à toute force. Me sentais capable des pires excès, j'aurais adoré en faire des tonnes. Fasciné par la pratique du masque... à cause des rires déclenchés par ceux qui s'y illustraient. N'ai jamais fait le pas, la peur m'en a empêché. Regret de ne pas avoir essayé cela, car j'aime changer ma voix, me travestir, j'aime le jeu de l'outrance. J'ai la sensation intime que cet histrion qui dort en moi, présent et refoulé, il m'a toujours fallu travailler avec et le juguler en même temps. J'ai fait Le Cas Jekyll un peu pr cette raison : laisser parler la bête, l'expulser, lui donner du champ, et la tenir aussitôt...   

 

L'acteur doit-t-il avoir une forte personnalité ou pas ? Une question qui se pose en profondeur quand on lit le Paradoxe.

Notion de "Moindre-être" : l'acteur serait affecté de moindre-être, dès la naissance serait un "homme sans caractère", cf Sartre sur Flaubert dans "L'Idiot de la famille" (il est parti de rien, du néant). Le jeune Flaubert constitué en "passivité. Manque d'amour de sa mère, qui ne lui donne qu'un moindre-amour, pour conventions sociales. Il intériorise le désintérêt de sa famille, jusqu'à mener une forme d'inexistence, se constitue comme un pur être pour les autres, une apparence. Pour lui même, en lui même, il est vide, ne se sent pas, n'est rien du tout, ne se perçoit que dans le regard des autres. Flaubert a une très forte personnalité bien sûr mais d'abord une personnalité en creux, par la puissance de sa négativité.

 

Théorie de la négativité qui m'intéresse. L'homme ne pourrait pas être acteur s'il n'y avait pas en lui un néant originel, premier, un espace vide ; et cette capacité de "néantisation", de négativité, qui le caractérise.  

Me touche particulièment (dixit D. P.) cette idée de distance profonde de soi à soi, cette idée de moindre-être perceptible chez nombre d'acteurs. La grande timidité en est souvent un symptôm. J'étais très timide, et persuadé que cette timidité était l'obstacle. Le désir de théâtre était d'autant plus fort chez moi, d'autant plus douloureux, parce que je sentais qu'il allait falloir que je dépasse cette timidité. J'éprouvais la timidité comme un manque à être, voire une censure, une interdiction d'être pleinement. Je voyais des natures qui avaient tout ce que je n'avais pas, Elmosnino. J'avais l'impression que chez eux l'être était en abondance. Après j'ai découvert que c'était complètement faux...

 

Michel Bouquet, au Conservatoire nous disait "Dans la vie, il faut être terne. Les grands acteurs sont des gens ternes : ils n'ont pas de vie, ils ont tout donné à leur art". Aussi théorie politique : il pensait en tant qu'acteur il ne faut se manifester nulle part ailleurs que sur les planches, dans son métier et dans un personnage. "Vous n'avez pas le droit à la parole", détestait le acteurs qui donnent leur avis en politique dans des émissions de TV.

    ... Un grand acteur est aussi un grand illusionniste, un illusionniste qui peut avoir qq chose de véritablement maléfique. ... Je ne sais pas pourquoi, ça me séduit. George Sanders, par ex. est un des acteurs qui m'a le plus troublé.

Le portrait de Dorian Gray ; L'Aventure de Madame Muir ; All about Eve ; Scandale à Paris...

 "Même dans les rôles bénins il est maléfique ! Dans des mémoires géniales, Mémoires d'une fripouille, où l'on ne sait plus démêler le vrai du faux dans sa vie picaresque. Il s'y présente comme un aventurier tour à tour cynique et sincère, parcourant le monde et les rôles avec flegme et ironie.Je crois que c'était une canaille éhontée. Il le disait, non ? Oh oui, dans son livre on sent qu'il éprouve beaucoup de plaisir à se décrire comme un odieux personnage, "être pervers qui use sa jeunesse et sa santé à plastronner et pérorer, aliéné de la réalité, insincère dans ses relations, un paon à la cervelle embrouillée courant éternellement après l'arc en ciel de son narcissime pernicieux".  

En même temps un vrai dandy, drôle, assez beau, élégant et à l'intelligence redoutable. Un acteur "oeuvre d'art" en lui même. Au cinéma on ne voit que lui dans tous les rôles qu'il a joués. C'est toujours George Sanders. Le nom du personnage qu'il interprète a peu d'importance, ce n'est pas une composition. L'acteur est le diable parmi nous... capable de vous entraîner dans des abîmes.

 

Notes bibliographiques : quelques uns des ouvrages cités par les deux histrions (c'est aussi comme ça qu'on aime Poda) :

 

- Thomas Bernhard, Oui (toujours s'y plonger)

- Georges Courteline, Mentons bleus dans G. Courteline, théâtre, contes, romans... Coll. Bouquins, R. Laffont

- H. Melville, Bartleby (adoré ce court roman et le film qui en a été tiré, avec M. Lonsdale, première toile vue par moi sur grand écran à Paris, Studio des Ursulines, en 1977, yeux humides et ceux si bleus et doux de Maxence Mailfort dans le rôle titre...)

- Octave Mirbeau, Le comédien

- Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art

- Oscar Wilde, Le déclin du mensonge

- Haruki Murakami, Danse, danse, danse (mieux que 1Q84, alors) etc...

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Danse, danse, danse avec les taureaux...

 

Dialogue avec Navegante

 

En octobre 2013 je lis la préface écrite par Denis Podalydès pour le recueil de textes "Dialogue avec Navegante", paru chez Au diable vauvert (textes de José Tomás, Mario Vargas Llosa, Luis Abril, Paco Aguado, Araceli Guillaume-Alonso etc., trad. de l'espagnol et issus du discours éponyme prononcé par J. Tomás lors de la remise du prix Paquiro à Madrid le 10 mai 2012, deux ans après la cornada donnée par le toro Navegante, qui faillit lui être fatale lors de la corrida d'Aguascalientes (Espagne) le 24 avril 2010. Wikipédia dit de ce bel homme long et sombre : "Sincère, il ne montre aucune émotion, se contente de gestes sobres et épurés. Silencieux dans l'arène, il l'est également en dehors puisqu'il ne donne quasiment aucune interview à la presse car pour lui « un torero s’exprime dans les arènes, pas dans les médias », refuse la retransmission télévisée en direct de ses faenas et limite ses prestations dans les arènes à une vingtaine de dates en Europe facturées au prix fort (300 000 euros) et qui s'arrachent aussitôt."

Pour Podalydès l'aficionado que je ne soupçonnais pas - mais dans l'arène comme sur la scène il y a de l'art, du mythe et du rite, des costumes et du public-, "...cette corrida, l'émotion majuscule, les commentaires et les textes qu'elle a suscités, la parole mesurée du grand matador dans cet échange magistral avec le taureau qui le blessa forment aujourd'hui la plus belle apologie d'un art des plus vivants, qu'il nous faut plus que jamais défendre.

Où il sera appris que Poda [s'est] mis à l'imiter assez bien, toréant agréablement le matin avec peignoir, serviette ou tourchon)... [et revoit] tout le répertoire de passes de cape, c'est un déploiement doux et ivre, dont [il se] sert souvent pour [s]'aider tantôt au sommeil, tantôt au réveil. Une drogue nouvelle est née ce jour là.

 

 

Publié dans sur les scènes

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