Randonner toujours

Publié le par L'Aquoiboniste atrabilaire

Randonner toujours

Pourquoi ne présente-t-on presque jamais l'activité de marche, de randonnée, comme l'échappée au monde qu'elle est aussi ? La randonnée, dans les médias, est aujourd'hui présentée avant tout comme un acte militant de reconquête d'espaces naturels, à notre désastreuse époque aux errements climatiques. Une activité à la mode, aux dimensions politiques et écologiques, témoignant de préoccupations actuelles. Je sais tout ça et je m'y retrouve, mais bien plus pour moi mes randos et balades diverses sont à vivre comme ces plongées en apnée dans la littérature que je m'octroie généreusement, pour trouver dans les mots des autres de l'eau à mon moulin, vivre tant d'autres vies que la mienne, suivre des idées des sensations des chemins où se fondre, où se perdre, où se retrouver ?

Échappées belles

Marcher aussi pour me perdre et m'échapper, m'oublier moi et le reste. J'aime marcher seule (on dirait du Goldman), mais bien souvent plutôt en groupe. Préférer souvent se taire en marchant,  ne parler à personne, par choix ou parce qu'on ne connaît personne et que personne n'a envie de vous connaître, c'est comme ça les autres ne sont pas atteignables, pour moult raisons. Alors j'inspire bien fort et me rends toute entière au paysage et à ce que je traverse, il n'y a que ça qui compte, s'emplir jusqu'à la garde d'une multiplicité de sensations venues du dehors, pour me remplir l'infini vacuum intérieur par les cinq sens, le visuel d'abord la multitude des verts quand en forêt, la lumière les odeurs les parfums et le contact du sol, effleurer les troncs, glisser la main sur les plantes, reconnaitre et goûter les plantes comestibles. En ville, s'approcher de tout, prendre du recul pour regarder se rappeler s'approprier, ne faire que passer aussi. L'indicible bonté de marcher d'un pas élastique - ou laborieux, mais les pensées alors se concentrent sur l'avancée mètre à mètre, le genou douloureux, les embûches du chemin. Accueillir au fil de ma marche à chaque détour de sentier, ou le long d'une allée, tous les cadeaux et découvertes rendues possible par la lenteur de l'avancée, la pénétration douce et lente d'un paysage, d'un lieu. 

Activité de reconnaissance de l'alentour, intellectuelle, sensorielle et physique, Et aussi, surtout, pour moi une échappée donc, un plongeon dans un ailleurs qu'on décide, à l'autre bout de moi, tellement plus intéressant d'aller voir ailleurs, moi digne fille de ma mère Lily "toujours à galoper" grinçait son père l'autoritaire Édouard.

Des rêveries permanentes de promeneuse solitaire, mais peu philosophiques et pas des Lumières, plutôt promenades prolongées à la Robert Walser, l'acariâtre écrivain suisse à l'écriture acrimonieuse si pertinente, décrivant au plus près ses échappées montagnardes de misanthrope malheureux et revenu de tout, sauf de la dernière marche en 1956, retrouvé face contre terre dans la neige, de retour vers sa pension de famille. Le relire toujours.

Mortelles randonnées

Ce sont des fuites hors de soi et de ses responsabilités, acceptées par la société sous couvert de pratique sportive et hygiénique, de loisir nature, toutes dimensions bien réelles de la rando, auxquelles évidemment j'adhère et dont je me targue  fièrement en société. Mais sans occulter la part plus obscure de la chose, celle inavouable de la fuite en avant, de la déambulation acharnée sans pouvoir s'arrêter, jusqu'à la nuit tous les chats sont gris, se perdre dans le labyrinthe ou s'avancer droit devant sur un nouveau chemin encore et encore, sans s'arrêter, une avancée fébrile comme sous Guronsan ou coke, celle là n'est plus la balade hédonique ponctuée d'arrêts aimables café-bière-lecture du livre glissé dans la poche. Que ne reviennent jamais les pleurs hérissés dans l'herbe, couchée dans un buisson pas si loin du chemin, tant pis si on me voit paupières fermées je n'y suis pour personne, passez passants devant moi gisante en plein désastre, dans un entre-deux mortifère de baillage aux corneilles, larmes versées pour presque rien, le rêve d'un amour qui reste toujours à venir, mes pensées désaccordées, papa qui ne vient plus me chercher à l'école, quel est mon âge ? Au rythme de ces marches quasi à l'aveugle, me rappelerai-je de ce que j'ai vu/senti, quand ainsi je broie idées noires et graviers et branches crissantes sous mes pas, martelant la douleur pour la tenir en respect.

[Bon n'exagère avec pas tes petites histoires pleurnichardes, me morigéné-je, et l'Ukraine alors ?]

Randonnées, balades, marches, restez toujours simples et sportives promenades de santé, ne m'entraînez pas sur des sentiers périlleux ; trop facile de faire exprès de se perdre, même près de Paris les forêts sont grandes, si simple de se laisser engloutir, d'aller au devant de la chute sans merci ou de la mauvaise rencontre. Ma pauvre fille tu n'es pas Pasolini sur la plage d'Istia, rappelle-toi les ragazzi te font peur. Et tu n'es pas tous les jours quand même gris souris et humeur noire, oh la belle rouge que voilà, remets ton lipstick.

Verdure, je suis madame Verdurin, le vert me soigne le plus souvent, et comme les désespérés d'Arto Paasilina ("Petits suicides entre amis"), je reprends inévitablement goût à la vie et même à la mienne quand je me fonds dans la nature, urbaine ou sauvage. Van Gogh a t-il voulu s'enterrer dans les blés, ou le coup est il parti d'un pistolet enrayé ? Blés blonds et tournesols d'été, protégez-nous.

Toujours recommencer à sortir et marcher sur bitume trottoirs herbe sentiers parcs forêts, tous chemins tracés déjà ou invisibles, reliés un pas après l'autre sans trace aucune, un cheminement intellectuel et sensible qu'il conviendrait de tracer toutes affaires cessantes quand de retour, car toujours pour l'instant je suis de retour. Apprendre ces nouvelles technologies GPS, pour les refaire un jour comme on note une recette de cuisine, ou pour partager, mais est-ce bien la peine, demain sera un autre jour. Toutes les routes les impasses les chemins qu'on se trace, la longueur de nos pas. Comme on arrive avec les lettres de l'alphabet au nombre de 26 seulement à former des mondes, l'immensité de nos pas n'a pas toujours besoin d'abcisses et d'ordonnées. Choisir la géographie intime. Relire "Le sentiment géographique" de Michel Chaillou auquel j'avais été présentée et à qui je n'avais rien pu dire, ses boucles blanches sont mortes depuis et sa 2CV à la casse.

Refaire aussi inlassablement les chemins connus, les appris par coeur qui portent le corps sans y réfléchir, l'esprit et les yeux quand même grand ouverts à la surprise et l'étonnement, tiens ce nouveau bâtiment, tiens ce commerce fermé, tiens ce bouquet d'arbres ce bac à fleurs cette clôture cette grange ce panneau. Autres heures du jour, autres saisons, tout évolue tout le temps rien n'est pareil jamais mobilis in mobile (Hubert Mounier je t'emmène en promenade je te sors de ta tombe). Tant changent tout le temps nos muscles notre santé notre humeur, interpénétration des univers, l'infiniment grand et l'infiniment petit. 

J'avance, je marche, je vais d'un point à l'autre avec un guide ou non, je me remplis de l'extérieur et surtout je m'oublie parfois, ou je me réconcilie avec moi c'est selon, mais toujours la marche a une fonction pour moi de divertissement, oui toutes affaires cessantes aller le nez au vent sur les chemins, alors que tant à faire chez moi. Comme un plaisir une drogue à laquelle je repique encore et encore : me laisser guider par mon instinct seul ou par la balise GR blanche et rouge, et que rien ne compte d'autre que ce qui se présentera devant, je n'y suis pour personne, je me glisse hors de la société, ou bien je suis en plein dedans je ne sais toujours pas.

C’était le sommet d’une longue colline basse, à rien qu’une
heure de marche. Où un certain grand arbre, à contre-jour
sous le ciel, était assez distant pour se signifier absolu mais
aussi assez proche pour paraître un lieu de ce monde.

Yves Bonnefoy

"Marchant dans le vent d'une route de montagne
J'écoute l'harmonie de la ligne de crête
des points blancs ici et là"
Pente herbeuse, un troupeau de chêvres"

(Presque un haïku du photographe Yamamoto Masao (1957), sur sa photo "Le village aux moutons", monographie "Son album" chez Filigrane éditions, 2023)

Randonneuses

Rendre hommage ici à Fabienne B. que j'ai suivie dans tant de balades, généreusement prodigue de randos du dimanche par elle concoctées sur ses cartes IGN plastifiées, des lignes imaginaires entre deux gares franciliennes. Je me suis prêtée à ces randos entre filles pendant des années, entre d'autres organisées par mon CE, ou par des collègues dissidentes. Mes promenades solitaires m'emmènent moins loin, dans les parcs urbains ou mieux les départementaux, mais pas au coeur des forêts, je ne suis pas si brave que Fabienne née en 1964 et qui va partout toute seule, me raconte Cuba quand elle a été hélée par un policier à cheval, circulez, elle lisait au pied d'une mogote se reposant de son vélo, Fabbi va partout toute seule et je l'admire de n'avoir peur de rien, mon bulot.

Je l'ai rencontrée grâce à la précieuse Macha qui n'est plus là, notre princesse russe, de plus en plus maigre et de plus en plus blanche, jusqu'à être retrouvée toute bleue un matin terrible par sa fille la courageuse Esther, orpheline à 18 ans, Macha dont toutes les forêts  d'Ile de France n'ont pas eu raison de la mélancolie et a préféré la fuite dans les médicaments. Fabienne et moi on se moquait un peu de ses belles tenues de rando, la chemise blanche impeccable et le jean bien repassé l'été, seules ses chaussures et sa parka de marque l'hiver témoignaient d'un sens sportif et pratique.

Macha bien mieux équipée en tout cas que cette fille perdue croisée sur un chemin à Fontainebleau, le maquillage coulé, pute égarée ou larguée par un compagnon indélicat, cherchant le parking, puant l'alcool et titubant sur ses talons hauts très inappropriés dans les rochers. L'apparition s'était perdue et nous demandait son chemin, nous lui avons donné de l'eau et des gâteaux, et beaucoup regretté de ne pas lui avoir ordonné de nous suivre pour la consoler un peu et lui apprendre les rudiments de la randonnée, et surtout la guider dans les bois, mais ses talons no way. Vous voyez les marques bleues c'est le sentier Denicourt, ah bon elle n'avait jamais marché en forêt avant, mais qu'est ce qu'elle foutait là cette fille sublime pas tout à fait en robe longue, comme celle de la chanson divine de Pierre Vassiliu "Film" ; "je cherche encore une fille qui voudrait bien de moi un quart d'heure". Juste à quelques minutes avec cette apparition qui nous sidéra (et consterna aussi, pauvre chérie, nous avons toutes trois sans nous concerter guetté après aux infos la nouvelle d'une éventuelle disparition en forêt de Fontainebleau, heureusement rien). A la suite de cette apparition, aussi étonnée que Fabienne et moi de la présence de la jeune femme visiblement encore plus paumée qu'elle (éméchée, sûrement), on vit renaître un peu de lumière dans les yeux si bleus de Macha (où sont ils ?), sortie un peu de son hébétude désormais habituelle, à nous suivre à deux pas derrière nous comme une somnambule, notre Ophélie grillant clope sur clope sous les pins, pas encore de canicule à l'époque ni d'alerte incendie en Ile-de-France, ça viendra.

Macha plus jamais gaie, elle pourtant syndicaliste si pugnace et compagne de travail si vivante et agréable autrefois, tout Beaubourg pour elle au Père Lachaise. Y était-il son dernier amant, un ouvrier indien rencontré racolé sur un chantier, un peu de plaisir vite dans un cabanon, ô douce amie tu me manques et tu n'avais même pas cinquante ans, c'était il y a quatre ans.

Notre guide Fabienne l'infatigable marcheuse, et bavarde aussi, professeure de cinéma et de civilisation française à l'Université de Milwaukee, revenue à Paris s'occuper comme elle pouvait, ne trouvant plus de travail post quinqua et essayant de trouver bonheur dans les forêts d'Ile de France, partageuse d'icelles.

J'avais fait des compliments sur le "fils" de Fabienne à Macha, après notre première marche en commun, un Nicolas mignon comme tout, Américain bon grain aux taches de rousseur craquantes, aux airs du Bilbon le Hobbit du film, je l'avais pris pour son fils, Macha s'étranglant de rire et un peu offusquée, mais non c'est son mari voyons ! Ah mais quelle chance elle a Fabienne d'avoir un mignon mari tout neuf, dix ans de moins qu'elle au compteur alors, et l'aide d'un peu d'acide halyuronique dans les joues de Fabienne (temps aussi pour moi d'essayer). Son Nicolas bien plus présentable que mon cher barbon de vieux mari, ne manquai-je pas de soupirer par devers moi, et je mis du temps à présenter mari Didi à mes nouveaux copains de randonnée. Un dîner dans un mauvais grec du quartier latin, puis un apéro chez nous avec Macha et Esther venues en voisines, mes chéries. Puis la rando du 31 décembre (2018), avec Didier consentant pour une fois à mettre un pied devant l'autre, pour faire plaisir à myself et nos nouveaux amis franco-américains, du 18e aussi. Même mauvais marcheur, mari Didi est rigolo et leur avait bien plu à son mari et à elle : deux couples en goguette, avec en guest Nicolas revenu des USA où il enseignait lui même le français, professeur d'université franco-américain, je me souviens de son délicieux accent et de son léger bégaiement attachant, évidemment vite repéré par la reine des oratrices. Lui en vacances à Paris, revenant pour Noël auprès de son épouse dans leur petit appart sous les toits dans le 18e, presque voisins aussi. Il a repris ses quartiers aux USA désormais, divorce consommé, ne marcherons plus jamais ensemble et Fabienne toute seule comment s'en sort-t-elle, je dois depuis si longtemps reprendre mes randos avec elle mais les dimanches ne sont pas extensibles, et je lui fais des infidélités avec toutes sortes de groupes présentant d'autres attractivités... Lui manque-je pour autant ? 

Cette veille de réveillon 2018 (2019 ?), nous avions marché en forêt de Sénart, ça lui faisait envie de découvrir cette forêt, tous les quatre dans le froid, champagne sur un banc sur une allée un peu sinistre, coupes de bois partout. Pas aimé du tout cette forêt, en tout cas à cette époque, rendez-moi Fontainebleau et ses pins et ses hauteurs et ses rochers. N'ai vu de Sénart que des sous-bois un peu confus, pas bien entretenus, des allées plates et pas palpitantes. Et des routes dangereuses à traverser, et des tours en rond, car Fabienne comme à son habitude nous perdait beaucoup, plus sur le fil de son bavardage incessant (pas la peine de faire la conversation) que sur sa carte IGN, mais ne vais pas me plaindre, faire un peu semblant de l'aider en chaussant mes lunettes ou dégainant mon portable pour un éventuel GPS. Fabienne ne décroche pas son téléphone en rando, ce qui m'a valu deux fois de rater ses balades et me retrouver obligée de randonner seule, pas fait mon pique-nique et chaussé mes croquenots pour des prunes. Marcher seule c'est tellement bon j'adore ça mais quand marcheuse solitaire je suis, en forêt je crains le grand méchant loup et baisse les yeux à chaque type seul croisé ; pas comme il y a dix ans sur les rochers de Las Salinas, Ibiza, bout de lagune gay et naturiste où croiser des mecs seuls à poil la bite à l'air était chose naturelle et n'avait rien d'effrayant, Guten Tag ! 

[Aparté, la forêt de Sénart possède quand même un atout de charme, cet habitant de l'Essonne vivant à sa lisière, coureur sur sa grande Pelouse (et éventuellement visiteur de la mienne), lui aussi randonneur, Sénart à redécouvrir avec lui mais non...]

Pour rester sur une note ludique, et triste un peu pour Fabienne à qui je souhaite vite de retrouver un joli athlète à tête de lutin, avec moins le regard glissé dans le décolleté des randonneuses emmenées par sa femme. Un T-shirt blanc échancré et trop moulant porté en rando innocemment par moi lui avait bien plu, j'avais bien vu ça, en essayant tant bien que mal de ramener mes bretelles de sac par devant ma poitrine, peine perdue. Et plus tard ailleurs son regard éperdu devant mon amie Marie B., entraînée un jour avec eux quelque part dans ce que je n'appelais pas encore le Grand Paris (son tour piéton !). C'était avant la pandémie, et qu'elle ne parte vivre dans le Limousin (mes amies, arrêtez de m'abandonner !). Marie si belle si prolixe si grande et magnifique, qui fait tourner la tête de tous les hommes, et en ramène souvent chez elle la chance (dans sa nouvelle Haute-Vienne, bien vu dans sa chambre l'huile de coco qui rend tout meilleur, connaisseuse) ; Marie qui toutefois n'en garde jamais un bien longtemps, tous des connards. Nicolas l'Amerloque bavait littéralement devant elle, c'en était gênant, Fabienne il t'a brisé le coeur qu'il y reste dans son Milwaukee sous la neige, nous n'avons pas toujours besoin d'un compagnon pour arpenter les forêts, si ? 

On continuera à se balader où tu voudras tu m'emmèneras, avec tes autres ami.es, et nous trouverons d'autres sujets de conversation que nos mères agaçantes et désormais si mortes. J'adore mine de rien t'étonner (un peu) en te citant de mon tac au tac incertain les livres que je connais comme toi, en réponse à tes références culturelles qui fusent tout au long du chemin, ping-pong culturel m'empêchant de m'immerger dans la promenade, prise au jeu du chacune dégainant tour à tour en se marchant presque sur les pieds tout ce qu'on a lu et vu au théâtre ciné depuis la dernière fois ; alors que moi pas universitaire comme toi, ni docteure hélas en cinéma ou littérature (tiens si tu voyais la nana chargée de culturer la foule des marcheurs, dans mes balades EYP, tu ferais tout aussi bien). Mais comme toi et grâce à toi amoureuse des histoires comme des forêts et des chemins qui emmènent très loin. Bises de verdure.

Randonner toujours
Randonner toujours
Randonner toujours
Randonner toujours

Randonnées qui ne sont jamais des "dérives" situationnistes ou tt simplement "urbaines", comme jamais un coup de dé n'abolira le hasard (les "dérives urbaines", balades évoquées par Meda, avec ses potes archis de Méda, (si tentantes). J'aime trop les plans et les cartographies.

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